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Page:Conrad - En marge des marées.djvu/54

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s′il n’eût rien entendu. Mais lorsqu’il se fut levé, il donna au rédacteur une tape dans le dos si vigoureuse que le petit homme chancela et parut, un moment, vraiment effrayé.

— Vous êtes un dénicheur et un organisateur de premier ordre, s’écria Renouard. Il a raison. C’est le seul moyen. Vous ne pouvez pas résister à l’appel du sentiment et même vous devez risquer un voyage à Malata…

Ici, la voix de Renouard s’assombrit :

— Un endroit solitaire, ajouta-t-il, et il retomba dans sa méditation sous les yeux qui convergeaient vers lui. Lentement son regard alla de visage en visage et il s’arrêta sur celui du professeur qui, l’œil dur, tournait machinalement un cigare entre ses doigts, et sur la sœur du philosophe, debout à son côté.

— Je serais infiniment heureux si vous consentiez à venir. C’est entendu, n’est-ce pas ? Nous partirons demain soir. Et maintenant, je vous laisse à votre bonheur.

Il salua gravement, et montrant du doigt Willie qui se balançait d’un air somnolent et renfrogné :

— Regardez-le, dit-il, il déborde de bonheur. Vous feriez mieux de l’envoyer se coucher.

Et il s’éclipsa cependant que tous regardaient Willie avec des expressions différentes.

Renouard traversa la maison en hâte, il s’élança dans le sentier de traverse qui menait au rivage où l’attendait son canot. À son appel, les Canaques endormis sursautèrent. Il embarqua : « Tirez, hardi ! » et le canot fendit l’eau comme une flèche. « Hardi, hardi ! » Il fila près des voiliers chargés de laine, endormis sur leurs ancres : chacun avec l’œil fixe de la lampe pendue aux agrès. Il fila près du vaisseau-amiral de l’escadre du Pacifique, masse impotente, noire et silencieuse, lourde du sommeil de ses cinq cents hommes. Des sentinelles entendirent son « Hardi ! Hardi ! » dans la nuit. Les Canaques, ahanant, ramenaient les avirons à chaque coup. Rien n’allait assez vite pour lui. Il grimpa à bord de la goélette, et dans sa précipitation secoua violemment l’échelle de commandement. Sur le pont il trébucha et demeura brusquement immobile.

Pourquoi cette hâte ? Vers quel but ? Depuis longtemps il savait bien qu’il fuyait devant quelqu’un qui le poursuivait et auquel il ne pouvait échapper.

Comme il touchait le pont, sa volonté, qu′il s’était efforcé de sauve-