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Page:Conrad - En marge des marées.djvu/56

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d’ordre vulgaire : comme un homme qui affronterait un lion et qui ferait un détour pour éviter un crapaud.

Ses relations avec ce journaliste importun n’étaient que de surface : il ne s’y mêlait aucunement cette sympathie à laquelle les jeunes gens se trouvent tout naturellement portés. Cela d’abord l’avait amusé de laisser son ami dans l’ignorance du sort de son « assistant ». Renouard n’avait jamais eu besoin d’une autre compagnie que de la sienne. Il portait en lui un peu de cette sensibilité de rêveur que l’on froisse aisément. Il s’était dit que l’homme universel n’aurait fait que le sermonner une fois de plus sur le démon de la solitude et l’aurait assassiné de recommandations en faveur d’un protégé absolument inutile. Et cette sempiternelle inquisition du journaliste l’avait irrité et lui avait fermé les lèvres de dégoût.

Et maintenant il contemplait ce réseau de conséquences qui se resserrait autour de lui.

Ç’avait été le souvenir de cette réticence pleine de diplomatie qui, sur la terrasse, avait étouffé son exclamation, qui l’avait empêché de leur dire à tous que l’homme qu’ils cherchaient, il était impossible qu’on pût le rencontrer maintenant sur cette terre. Il avait reculé devant l’absurdité d’entendre le journaliste universel lui faire de sévères reproches.

— Vous ne me l’aviez pas dit. Vous m’aviez laissé croire que votre assistant vivait encore, et maintenant vous dites qu’il est mort. Qu’est-ce que cela veut dire ? Mentiez-vous alors ou bien mentez-vous maintenant ? Non, l’idée d’une semblable scène lui avait été insupportable. Il s’était assis, atterré. Et maintenant « que vais-je faire », pensa-t-il ?

Tout son courage l’avait abandonné. S’il disait la vérité, c’était le départ immédiat des Moorsom, et il lui semblait qu’il donnerait jusqu’à son dernier reste d’honnêteté pour s’assurer un jour encore la présence de la jeune fille. Il restait là, silencieux. Lentement, parmi des souvenirs confus de sa conversation avec le professeur, des manières d’être de la jeune fille, de l’enivrante familiarité de sa soudaine pression de main, il lui venait une lueur d’espoir. L’autre homme était mort. Alors… Folie, certes ; mais il ne s’en pouvait délivrer. Il avait écouté cet insupportable brouillon tout organiser, cependant que les autres, autour de lui, l’approuvaient, sous le charme de ce roman, que, lui, il savait achevé par la mort. Il avait écouté, ironique et silencieux. Il avait vu une lueur d’espoir. L’occasion l’avait tenté. Il n’avait qu’à rester là sans