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Page:Conrad - En marge des marées.djvu/63

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les sensations qu’ils lui apportèrent. Tout néanmoins gardait son apparence paisible. Le professeur fumait d’innombrables pipes, avec l’air d’un travailleur en vacances, toujours en mouvement et regardant tout de cet air sagace et mystérieux qu’ont les gens reconnus comme plus sages que les autres. Sa tête à cheveux blancs, plus blancs que n’importe quel point de l’horizon, si ce n’est l’écume de la mer qui venait se briser sur les rochers, s’apercevait à tous les coins de la plantation, sous son ombrelle blanche. Et même il escalada le promontoire et on le vit de loin, semblable à une petite statue blanche, sur le fond bleu du ciel.

Félicia Moorsom ne s’éloignait guère de l’habitation. On la voyait parfois écrire rapidement avec une expression désespérée, sur un album à fermoir. Mais cela ne durait qu’un instant. Au bruit des pas de Renouard, elle tournait vers lui son beau visage dont le calme splendide ignorait complètement son pouvoir. Chaque fois qu’elle venait s’asseoir sous la vérandah, sur une chaise qui lui était réservée, Renouard apparaissait et venait s’asseoir sur les marches, tout près d’elle, presque toujours silencieux et n’osant même pas, la plupart du temps, tourner son visage vers elle. Elle, très tranquille, les yeux mi-clos abaissait son regard vers lui, si bien que pour un observateur (tel que le professeur, par exemple), elle semblait remuer de profondes pensées au sujet de cet homme assis à ses pieds, les épaules un peu voûtées, les mains pendantes, comme un vaincu. Le poison moral du mensonge possède un tel pouvoir de désagrégation que Renouard sentait son ancienne personnalité se résoudre en poussière. Souvent, le soir, lorsqu’ils parlaient languissamment, dans l’obscurité, il sentait qu’il lui fallait poser son front sur les pieds de la jeune fille et laisser couler ses larmes.

L’instabilité de ses sentiments à l’égard de Renouard donnait à la sœur du professeur une attitude sensiblement contrainte. Elle n’aurait pu dire si elle le détestait ou non. À certains moments, il lui paraissait charmant, et quoique d’ordinaire il finît par dire quelque chose de brutal, elle ne pouvait résister au penchant qui la portait à s’entretenir avec lui. Un jour que sa nièce les avait laissés seuls sous la vérandah, elle se pencha vers lui. Elle était tirée à quatre épingles et, dans son genre, presque aussi frappante que la jeune fille, qui d’ailleurs ne lui ressemblait en rien. Aussi avait-elle l’habitude de dire : « Cette chère Félicia a hérité les cheveux et presque toute l’apparence de sa mère. » Elle se pencha donc et confidentiellement :

— Monsieur Renouard, n’avez-vous rien de consolant à me dire ?