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Page:Conrad - En marge des marées.djvu/92

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vraiment trouvé un homme pour faire la chose. Croyez-le si vous voulez, il l’avait trouvé dans la pension même où il logeait, dans les abords de Tottenham Court Road. Il avait remarqué, en bas, un individu, à moitié pensionnaire, flânant la plupart du temps dans la partie la plus sombre du passage : une sorte de monsieur de la maison, un personnage furtif. Yeux noirs, figure blême. La patronne, une veuve, elle le disait du moins, avait toujours à la bouche : « Mr Stafford, Mr Stafford par ci, Mr Stafford par là… » Toujours est-il qu’un soir Cloete emmène notre homme prendre un verre. Cloete passait la plupart de ses soirées dans un bar. Pas un ivrogne pourtant ; mais besoin de compagnie. Il aimait à causer avec toutes sortes de gens, simple habitude, la mode américaine.

Voilà donc Cloete qui vous emmène cet homme encore plusieurs fois. Pas un compagnon très amusant pourtant. Pas grande conversation. Il s’assied tranquillement, il boit ce qu’on lui donne, les yeux à moitié fermés, il parle comme une sorte de sainte-nitouche… « J’ai eu des malheurs », qu’il dit. La vérité, c’est qu’on l’avait fichu à la porte d’une grosse maison d’armement pour sa mauvaise conduite : rien qui pût porter atteinte à son certificat, vous comprenez, et il s’était laissé dégringoler facilement. Cela lui plaisait, je crois. Tout plutôt que travailler. Il vivait aux crochets de la veuve qui tenait la pension.

— C’est presque incroyable, me hasardai-je de dire. Un capitaine au long cours, dites-vous ?

— Oui. J’en ai connu conducteurs d’omnibus, grogna-t-il avec mépris. Oui. Se balançant sur la plate-forme, près de la courroie et criant : « quat’ sous jusqu’au bout ». La boisson ! Mais ce Stafford était d’une autre espèce. L’enfer est plein de Stafford de ce genre-là. Cloete se moquait un peu de lui et alors on voyait poindre une lueur mauvaise dans les yeux à moitié fermés du type. Mais Cloete était généralement aimable avec lui. Cloete était un type capable d’être aimable avec un chien galeux. En tout cas, l’homme s’habitua à aller prendre un verre avec lui, et de temps à autre Cloete lui donnait une pièce, car la veuve laissait Mr Stafford à court d’argent de poche. Presque chaque jour, il y avait des scènes dans le sous-sol…

Le fait que l’individu était un marin fut ce qui mit dans la tête de Cloete l’idée de se débarrasser du Sagamore. Il se met à l’étudier, pense qu’il y a en lui assez de diable pour se laisser tenter, et un soir il lui en parle… « Dites-moi, je pense que vous ne voudriez pas retourner à la mer, pour quelque temps… » L’autre ne lève même pas les yeux, et