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Page:Constant - De l'esprit de conquête, Ficker, 1914.djvu/4

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pouvait « s’amender, assez généreux, en tous cas, pour consentir à l’y aider. Animé d’une foi enthousiaste, dédaigneux de toute prudence personnelle, il a fortement exprimé ses déceptions, sans cesser de continuer ses luttes ; sa clairvoyance aigüe, son indomptable esprit, son indignation n’épargnaient pas plus l’oppression, d’où qu’elle vînt, que ses complices, l’hypocrisie et la sottise ; il se fit ainsi trop d’ennemis. Ses contradicteurs, réduits au silence et à la rancune, se vengèrent en le calomniant de son vivant, en le discréditant après sa mort ; doublement isolé par sa supériorité et par la crainte qu’il inspirait, il fut pour eux au premier rang des morts qu’il faut qu’on tue.[1] Son œuvre n’en a pas moins

  1. Ses détracteurs ont si bien pris leur revanche après sa mort qu’ils ont enterré jusqu’à son monument. Ceci n’est pas assez connu : la reconnaissance populaire avait rendu justice à Benjamin Constant ; le jour de ses obsèques, les gravures du temps représentent la foule dételant les chevaux de son char funèbre pour le conduire elle-même au cimetière. À la chaleur de cet enthousiasme la malveillance parut battre en retraite ; une commission fut constituée pour honorer la mémoire du grand libéral et pour lui consacrer un monument dont le sculpteur Bra exécuta la maquette en plâtre inscrite au catalogue du Salon de 1833. Ce monument aurait été élevé sur une large place choisie à Paris, à Strasbourg ou au Mans, dans un des trois départements d’élection de Benjamin Constant. Mais ces généreux mouvements furent paralysés par la persistance des rancunes et la crainte de l’influence posthume de Benjamin. L’indifférence des uns, la mauvaise volonté des autres, empêchèrent le monument d’être érigé ; aucune place ne reçut le nom de Constant, à peine un bout de rue, ces temps derniers, près du Père Lachaise, où le minimum de sépulture lui avait été accordé. Seuls de rares esprits reconnurent ce qu’il avait fait pour l’éducation de la France et du monde ; c’est en Amérique, en Russie, qu’il laissa des disciples ; il fallut, à vrai dire, l’acharnement des attaques qui poursuivirent son œuvre pour empêcher l’oubli de la prescrire. Le même effort qui travailla, de 1830 à 1852, à préparer en France le retour des cendres de Sainte-Hélène et, finalement, le coup d’État de Napoléon III, s’appliquait naturellement à détruire jusqu’à la mémoire de l’auteur de « l’Esprit de Conquête ». Il aura fallu Sedan, après Waterloo, près d’un siècle, pour que Benjamin Constant puisse obtenir de l’opinion française la révision des calomnies accréditées comme le Jugement de l’Histoire contre lui.