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Page:Cooper - Œuvres complètes, éd Gosselin, tome 22, 1845.djvu/46

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commencèrent à avoir plus de valeur à mes yeux et à faire vibrer une corde qui retentissait jusqu’au fond de mon cœur. Tout me rappelait que courir les mers et changer de climat,


C’est allonger la chaîne, et non pas la briser.


Je m’étonnais de la tranquillité de Rupert ; je ne le connaissais pas encore comme je l’ai connu depuis. Ce qu’il avait de plus cher au monde était avec lui dans le bateau, et son chagrin était moins vif en se séparant d’objets moins aimés. Partout où était Rupert, était son paradis. Quant à Neb, il affectait d’être assis, la tête penchée en avant, dans la direction du courant, quoique ses yeux semblassent attachés derrière ses épaules, tant qu’il fut possible de distinguer les montagnes qui bornaient l’horizon à Clawbonny. Ce devait être par tradition, par instinct, ou par quelque qualité inhérente à sa race, car je ne crois pas qu’il crût être en faute ; c’étaient nous qui l’étions cruellement ; il était ma propriété, lui, et, tant qu’il était avec moi, il savait très-bien qu’il était dans la ligne de son devoir.

Rupert était peu disposé à causer, car, à dire vrai, il avait soupé copieusement et commençait à avoir la tête lourde, et j’étais moi-même trop absorbé dans mes pensées pour ne pas préférer le silence. Je trouvais une sorte de plaisir mélancolique à veiller ; c’était commencer la vie maritime, et mes anciens goûts se réveillaient avec vivacité. Il était minuit ; je me chargeai du premier quart en disant à mes deux compagnons de se glisser sous le pont, et de dormir : ils ne se firent pas prier ; Rupert se coucha dans l’intérieur, tandis que Neb était étendu les jambes exposées à l’air de la nuit.

La brise fraîchit, et pendant quelque temps je crus nécessaire de prendre des ris, quoique nous eussions vent arrière. Je réussis néanmoins à accélérer la marche du bâtiment, et je trouvai que la Grace et Lucie faisait merveille pendant mon quart. Quand je rappelai Rupert à quatre heures, nous approchions de deux montagnes sourcilleuses entre lesquelles le fleuve se rétrécissait et n’avait plus que le tiers ou le quart de sa largeur primitive. À l’aspect du paysage et d’un petit village que j’entrevoyais sur la rive droite, je reconnus que nous étions dans ce qu’on appelle la baie de Newburgh. C’était la limite de nos voyages antérieurs vers le sud ; tous les trois nous étions descendus, mais une fois seulement, jusqu’à Fishkill, petite ville qui donne son nom à cette partie de la rivière.

Rupert prit alors le gouvernail, et j’allai dormir. L’air était frais, le vent favorable, et j’étais sans inquiétude pour le bateau. Il y avait