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Page:Cooper - Œuvres complètes, éd Gosselin, tome 23, 1845.djvu/143

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À la manière dont Marbre roulait sa chique dans sa bouche, au profond regard qu’il jetait sur l’eau en tête de nous, il était évident qu’il était agité. J’avais la plus grande confiance dans son jugement et dans sa prudence, en même temps que je le savais capable de proposer les mesures les plus énergiques dans les circonstances difficiles. Dans ce moment, il oublia nos situations respectives, et me parla comme il l’eût fait au temps où il était mon supérieur, dans les moments de crise.

— Écoutez, Miles, dit-il ; devant nous est le récif, mais il y a un passage entre lui et la pointe. J’en suis sûr : je l’ai traversé dans la guerre de la révolution, en chassant un bâtiment anglais, et j’ai tenu moi-même, pendant tout le temps, la sonde à la main. — Faites porter, Neb ; faites porter encore d’un quart, — bien, comme ça, très-bien, — ne bougez plus. — Maintenant que John-Bull nous suive, s’il l’ose !

— Il faut que vous soyez bien sur de votre chenal, monsieur Marbre, pour assumer sur vous une pareille responsabilité, répondis-je d’un ton grave. N’oubliez pas que tout ce que je possède est à bord de ce bâtiment, et que je ne donnerais pas un dollar de l’assurance, si nous allions nous perdre ici en plein jour. Réfléchissez un moment, je vous prie, si vous n’êtes pas bien sûr de votre fait.

— Et elle sera jolie votre assurance, si nous allons à Halifax ou aux Bermudes ! Je réponds du chenal sur ma tête, et songez, Miles, que la santé de votre bâtiment m’est plus chère que s’il était à moi. Si vous m’aimez, allez de l’avant, et nous verrons si ce lourdaud de deux-ponts, ce vaisseau manqué, malgré ses airs de rodomont, osera nous suivre !

Je cédai, quoique j’aie peine à comprendre aujourd’hui que j’aie pu me décider à courir un pareil risque. J’exposais ma fortune et celle de mon cousin Jacques Wallingford, ou, ce qui ne valait guère mieux, je compromettais ma propriété de Clawbonny. Mais j’étais excité ; à cette espèce d’enivrement que cause une course où l’on cherche à se dépasser l’un l’autre, venaient se joindre les craintes vagues, mais réelles, que tout matelot américain avait alors au sujet des grandes nations belligérantes.

Il n’est pas dans mon intention de m’étendre sur la politique de la France et de l’Angleterre pendant cette grande lutte, plus qu’il n’est nécessaire pour l’intelligence des événements qui se rapportent à