Aller au contenu

Page:Corneille, Pierre - Œuvres, Marty-Laveaux, 1862, tome 4.djvu/497

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

1295Qui de nous deux, Madame, eût osé s’en défendre,
Quand vous nous ordonniez à tous deux d’y prétendre ?
Si sa beauté dès lors n’eût allumé nos feux,
Le devoir auprès d’elle eût attaché nos vœux ;
Le desir de régner eût fait la même chose ;
1300Et dans l’ordre des lois que la paix nous impose,
Nous devions aspirer à sa possession
Par amour, par devoir ou par ambition.
Nous avons donc aimé, nous avons cru vous plaire :
Chacun de nous n’a craint que le bonheur d’un frère ;
1305Et cette crainte enfin cédant à l’amitié,
J’implore pour tous deux un moment de pitié.
Avons-nous dû prévoir cette haine cachée,
Que la foi des traités n’avoit point arrachée ?

CLÉOPATRE.

Non ; mais vous avez dû garder le souvenir
1310Des hontes que pour vous j’avois su prévenir,
Et de l’indigne état où votre Rodogune,
Sans moi, sans mon courage, eût mis votre fortune.
Je croyois que vos cœurs, sensibles à ces coups,
En sauroient conserver un généreux courroux ;
1315Et je le retenois avec ma douceur feinte,
Afin que grossissant sous un peu de contrainte,
Ce torrent de colère et de ressentiment
Fût plus impétueux en son débordement.
Je fais plus maintenant : je presse, sollicite,
1320Je commande, menace, et rien ne vous irrite.
Le sceptre, dont ma main vous doit récompenser,
N’a point de quoi vous faire un moment balancer[1] ;
Vous ne considérez ni lui, ni mon injure ;
L’amour étouffe en vous la voix de la nature :
1325Et je pourrois aimer des fils dénaturés !

  1. Var. Ne vaut pas à vos yeux la peine d’y penser. (1647-56)