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Page:Cousturier - La Forêt du Haut-Niger, 1923.pdf/15

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il invoque le règlement, — l’usage, — comme s’il l’avait établi.

Faire la corvée rémunératrice que je lui propose ne lui donnerait qu’un peu de monnaie, un bien matériel ; mais la refuser, c’est-à-dire refuser la seule chose qu’il puisse refuser, cela lui donne l’illusion de la liberté, le pauvre, et il peut la payer cher car c’est une belle fête morale !


7 mars.

La tristesse du paysage n’a fait que s’aggraver depuis que nous avons quitté Bissandougou. De Faranfi à Kérouané, le sol est calciné par les feux de brousse. Les écorces, les arbustes sont carbonisés, sinon les arbres, et il semble que de la cendre s’est envolée pour couvrir toute la verdure déjà pâlie, tout le paysage jusqu’à l’horizon et aussi le ciel qui se plombe.

Aucune couleur nulle part, ni aucune forme ; la clarté, après le feu, dévore tout ; le blanc même, le blanc des boubous de mes porteurs, s’enterre dans la lumière comme dans une espèce de nuit métallique.

Kérouané. — C’est une place forte indigène qui fut le quartier général de Samory, le conquérant noir. Ses remparts d’argile, épais et géométriques couronnent une courte colline trapue, dressée en pain de sucre sur la dépression environnante qui s’accroît vers le nord, se relève au sud.

De la porte du village, la vue est illimitée, mais c’est sans profit. La morne verdure que l’on y découvre jusqu’au bord du ciel, semble aussi inhabitable aux hommes et aux yeux qu’une couche de badigeon gris sur une cimaise. C’est le seul lieu depuis mon arrivée où je me sente dépaysée et seule, dépaysée dans le décor et dans le temps.

Le règne absolu de cette butte sur toute une plaine, de cette argile anguleuse et rouge sur un infini de brousse éteinte et moutonnante, c’est une expression médiévale de férocité majestueuse et sinistre. Pour vivre à son aise là, il faut être le monstre que fut Samory l’insatiable.

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