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Page:Cousturier - La Forêt du Haut-Niger, 1923.pdf/28

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Il est déjà 10 heures et je suis depuis longtemps couchée, quand mes porteurs me font demander par Ghibi. De quoi s’agit-il ? D’une affaire grave ? À cette heure-ci cela ressemble à une sédition. Je me rends parmi eux. C’est une plainte collective contre le chef de village qui leur a gravement manqué. Malgré vingt réclamations, il ne leur a donné qu’une natte pour douze porteurs. Ils sont scandalisés. Je pense les calmer en leur rappelant que le chef de village a été débordé par les exigences d’un jour de marché. Je ne fais que les irriter davantage.

— Comment tenir douze là-dessus ? répètent-ils d’un ton véhément en désignant la natte.

Ils sont fatigués et ils n’ont pu se reposer encore. Ils sont tous debout. Moi, je regarde successivement cette vieille natte, feuille de paille tressée d’un millimètre d’épaisseur ; puis la terre battue et bien balayée ; puis les hommes demi couverts de loques poussièreuses, et je ne comprends pas très bien. Alors, douze hommes ne pouvant tenir sur cette natte, il n’est pas possible que six d’entre eux, par exemple, se couchent à côté sur la terre battue ? Evidemment, pour moi, il n’existerait pas de différence entre ces deux sommiers : natte et terre battue ; mais il en existe une énorme pour eux, non d’élasticité, mais de luxe. Si pauvre que l’on soit, ici chacun a droit à une natte, comme en France, à un lit. La natte est une formule sacrée d’hospitalité. Priver de natte est une insulte qui indigne toute mon escorte. J’en suis atterrée autant qu’amusée, car dans le village, à cette heure-ci, tout ce qui n’est pas endormi est ivre : je n’en tirerai rien et il faut pourtant que ces malheureux dorment. Ghibi trouve une solution. Il leur donnera sa natte en prétendant qu’on en a mis deux dans sa case l’une sur l’autre par erreur. Un peu plus tard il prendra la mienne qui me sert de descente de lit.

Dans la journée, j’avais eu une aventure. Un homme, un Malinké étranger au village, m’avait regardée tandis que je faisais une aquarelle. Puis il s’était assis à quelques pas de moi et ne m’avait plus quittée de la soirée. À qui de nous deux pensait-il ? À moi, ou à l’aquarelle ? Il ne nous regardait plus ni l’une ni l’autre. Quand