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Page:Cousturier - La Forêt du Haut-Niger, 1923.pdf/68

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Ma case, demeure habituelle d’un lieutenant absent en ce moment, est un exemplaire quelconque de case coloniale européenne. Rectangulaire elle est pourvue de trois côtés d’une vérandah très spacieuse, limitée par une balustrade d’où naissent, carrés, des piliers qui soutiennent l’avancée du toit de paille.

De la porte de ma chambre, mon regard voit s’enfuir à l’est, une vallée bleue, et au sud se dresser les profils bleus de hautes montagnes. Les palmiers du premier plan, bleus aussi, encadrent ces fonds.

La petite végétation qui revêt la terre et les roches devant ma maison est délicieuse ; pas plus qu’en France, mais autrement. Elle est moins floue, se masse moins, mais décore mieux. Les herbes aiguës y sont plus aiguës, les rondes plus rondes et ces caractères se lisent mieux écrits en vert véronèse sur un sol plus rose, du moins en cette saison.

J’ai dessiné la montagne et l’herbe ainsi qu’un lézard qui a le corps bleu de roi, les pattes d’azur sombre, la tête et la queue rouge orangé ; mais je n’ai pas dessiné, faute de pouvoir les surprendre, les serpents qui sont dans l’herbe. Cependant il paraît qu’un trigonocéphale habite sous ma case non loin de la demeure du beau lézard bleu. J’aurais bien voulu le voir, mais il se cache ; non par peur des Indigènes : ils ne lui feraient aucun mal, car nombre d’entre eux le reconnaissent pour leur ancêtre (N’téré), mais par discrétion, puisqu’il pourrait être chargé par un sorcier de remplir auprès d’eux quelque mission cruelle. Ghili me dit que les serpents ne mordent ni les sorciers, ni les Français, qui sont des maîtres-sorciers. Et, c’est vrai que je n’ai jamais entendu dire qu’aucun de ces « serpents noirs » ait mordu ici des européens. Ils sont, comme eux, indigénophobes.

Je reçois, dès mon arrivée, la visite d’une femme noire qui a aimé un homme blanc. C’était il y a longtemps, à Kindia, pendant la guerre ; c’était un sous-officier ; il est reparti pour la France, et elle est venue ici avec un tirailleur, son nouveau mari. Elle vient tous les jours me parler de son mari blanc, parce qu’elle suppose que cela doit intéresser une femme blanche. Cela m’intéresse en effet de voir qu’il lui a suffi d’aimer cet homme pour parler français comme lui.

Elle a dû être très belle, quand ses seins étaient encore dressés. Ses

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