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Page:Couturat - Pour la Langue Internationale, 1906.pdf/10

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pour la langue internationale

ce symbole de leur unité nationale ;  et ils tiendraient d’autant plus à ne pas abdiquer en faveur d’une langue étrangère, que leur patriotisme aurait plus à craindre d’une vassalité morale à l’égard d’une nation voisine et prépondérante. Seule une langue neutre peut ménager les susceptibilités de toutes les nationalités, concilier leur patriotisme et leur intérêt, et les mettre sur un pied d’égalité, de manière à rallier tous les suffrages. Une telle langue ne serait donc pas à « l’ennemie, mais la meilleure amie des langues nationales[1] ».

Mais admettons, contre toute vraisemblance, que cette solution s’impose à la longue, par la « force des choses » (qui n’est trop souvent que la paresse des hommes). Tous les peuples (j’entends la partie instruite) seraient alors condamnés à apprendre cinq ou six langues, non seulement différentes, mais tout à fait hétérogènes, dont chacune offre des difficultés diverses et exige des années d’étude et d’exercice. L’enseignement secondaire serait donc entièrement accaparé par les langues vivantes, au détriment des connaissances positives (sciences, histoire) et même de la véritable culture littéraire. On ne pouvait mieux montrer l’absurdité du régime actuel qu’en le systématisant : pour se tenir au courant des travaux scientifiques qui les intéressent, les savants devraient être tous polyglottes ; mais, pour être polyglottes, ils devraient avoir négligé toute autre étude, et par suite être de parfaits ignorants.

En réalité, ce vœu, dépourvu de toute sanction pratique, tend simplement à perpétuer l’état de choses actuel, et par là même à l’aggraver. Chaque savant continuerait à apprendre tant bien que mal deux ou trois langues, qui lui permettraient de se débrouiller à peu près dans la moitié de l’Europe, et de prendre connaissance de la moitié des travaux qui l’intéressent. L’autre moitié resterait pour lui lettre morte, et il continuerait à être privé de communication avec une grande partie du monde civilisé.

Il y a bien le secours des traductions, dira-t-on ; mais est-ce qu’on traduit dans les principales langues tout ce qui paraît d’intéressant dans l’univers, je ne dis pas en littérature, mais en science ? Voici un ouvrage de haute science ; il intéresse un millier de savants dans le

  1. M. de Beaufront, président de la Société pour la propagation de l’Esperanto.