Page:Crevel - Détours, 1924.djvu/16

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J’avais encore une sœur. Elle était mon aînée de treize ans. J’étais fort jeune lorsqu’elle se maria.

Donc, enfant sans gaieté, je pris l’habitude lâche de l’espoir. Dès que j’eus notion de la semaine, le lundi, le mardi, le mercredi, le jeudi, le vendredi, le samedi me furent attente. Six jours sur sept pour penser au dimanche où l’ennui s’affinait jusqu’à la déception parce qu’on déjeunait en ville.

J’avais bien, pour me distraire, la compagnie du fauteuil qui, déplié, servait de lit à la bonne lorsque ma famille allait au théâtre ; ce fauteuil, parce qu’il s’étendait parallèle au sommeil d’une femme, me semblait le symbole même de la virilité ; le jour, ratatiné, en dépit de son hypocrisie cubique de vieux mendiant chinois, il gardait encore son prestige. Un soir, par le trou de la serrure, j’eus la chance de voir la femme de chambre les seins nus. Lui, le lendemain, me confia qu’il ne serait plus fauteuil, ni lit, ni mendiant, mais fruit de velours jaune. Un corps dont, en dépit de ma coupable indiscrétion, je fixais mal certains détails, formerait son amande essentielle et je serais, moi, une autre amande pliée contre la première : bonjour, Philippine.

Plus tard, je fus confié aux soins d’une institutrice qui avait une chambre à l’appartement, avec un vrai lit, banal et en cuivre. La bonne ne descendit plus jamais de son sixième ; or, une année, ayant, aux étrennes, reçu la traduction de L'Énéide, je trouvai une ressemblance entre mon fauteuil et le vieillard de Pergame, pour qui, du temps qu’il était un robuste guerrier, maintes fois descendit de l’Olympe la plus belle des déesses ; Vénus n’avait pas pris