Page:Crevel - Détours, 1924.djvu/58

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Encore une autre grâce à vous demander. Vous haïssez les femmes savantes ; eh bien ! regardez. »

Elle me narguait d’un titre : Critique de la raison pure ; puis sans transition : « Vous me trouvez changée, n’est-ce pas ?

— Mon Dieu, j’avais été prévenu. Autrefois vous ressembliez à votre père ; il est mort et ce soir vous avez dîné en compagnie d’un mari à la fois prince et russe. Mais dans dix ans, le portrait de quel génie ou de quelle crapule serez-vous ? »

J’allais arriver à ma tirade sur l’instabilité de l’esprit féminin. Elle se récria.

« Je suis pour toujours la femme du prince Boldiroff, nous avons les mêmes prénoms. »

Je pensai aux vers de Chénier où deux enfants se découvrent amoureux et, plus jeunes que Daphnis et Chloé et plus ingénus aussi, se jurent fidélité, croient à leurs serments parce que leurs âges sont les mêmes. Cyrilla voyait dans la similitude des noms une promesse de long bonheur ; n’est-il pas d’ailleurs tout aussi puéril de beaucoup espérer, comme il est coutume, d’une identité de goûts et d’inclinations ? Tout de même je me récriai : « Cyrilla, femme de Cyrille ? Lorsque j’étais un petit garçon je pensais que Marie Leczinska s’était appelée ainsi parce que femme d’un certain Marius ou Mariusceslas Leczinski. Sans doute cette conception me révélait-elle mieux doué pour l’espéranto que pour l’étude des choses du cœur ; mais en vérité, un monde bien fait serait susceptible de déclinaison. »

La petite Boldiroff était de mon avis : « C’est parce que j’aimais Cyrille que j’ai choisi pour prénom Cyrilla. »