Page:Crevel - Détours, 1924.djvu/74

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petit pays, tout le monde pour séduire parle incompréhensiblement des choses compréhensibles sinon trop claires. À la vérité vous ressemblez aux seigneurs évêques de cette fontaine. C’est un melky votre fontaine. Vous ne savez pas ce que c’est un melky ? Un melky est un bassin assez large mais dont on voit trop bien le fond. Votre vieux père était un melky.

Ici paraît-il, la future Mme Boldiroff se fâcha :

« C’est que, m’avoua-t-elle, j’aime la place Saint-Sulpice comme les histoires de mon enfance et la crème au chocolat. J’aurais voulu noyer Boldiroff dans cette fontaine qu’il ne trouvait pas assez profonde. Mais lui ne me laissa guère le temps de lui souhaiter du mal.

« Il s’écria : “Les hommes de ce pays ne seraient pas heureux dans la poche du Christ. Une seule chose leur plaît, une seule chose les intéresse : le sexe. Pour eux, tout est question de sexe.”

« À la Sorbonne on prêtait à Boldiroff nombre d’histoires amoureuses. Je n’eus pas l’audace de lui en parler. Je me contentai de répondre : “Quand bien même tout serait question de sexe, l’angoisse où nous vivons n’en aurait pas moins de beauté ; l’inquiétude a sa valeur en soi, comme un rythme, indépendamment de ce qui en marque la cause ou l’effet. Mais vous autres, Russes, vous avez une foi naïve en n’importe quoi ; votre nihilisme n’a jamais été qu’une conclusion prématurée. Parlez de sexe si vous voulez. Après ? Un collègue de mon père a imaginé une morale sexualiste comme d’autres, jadis, une morale rationaliste. Pour moi je ne saisis pas les raisons qui m’empêcheraient de confondre mon âme avec mon sexe...”