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Page:Custine - La Russie en 1839 troisieme edition vol 3, Amyot, 1846.djvu/286

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lèse-nationalité, de lèse-bon goût, de ce mépris de l’histoire ; et si quelques hommes des plus spirituels et des plus savants qu’il y ait ici osent m’écouter, voici ce qu’ils m’osent répondre : « L’Empereur, disent-ils imperturbablement, veut que sa nouvelle résidence soit plus convenable que ne l’était l’ancienne ; de quoi vous plaignez-vous ? » ( Vous le savez, convenable est le mot sacramentel du despotisme russe.) « Il a ordonné qu’elle fût rebâtie à la place même du palais de ses ancêtres ; il n’y aura rien de changé. Et voilà le courage que la peur donne aux esprits les plus distingués : le courage de l’absurde !  ! Je suis prudent et ne réplique rien, parce que je suis étranger et partant plus indifférent que ne le doit être un homme du pays. Mais moi Russe, je défendrais pierre à pierre les vieux murs, les tours magiques de la forteresse des Ivan, et je préférerais le cachot sous la Néva, ou l’exil, à la honte de rester muet complice de ce vandalisme impérial !!… Le martyr du bon goût aurait encore une place honorable au-dessous des martyrs de la foi : les arts sont une religion, et de nos jours ce n’est pas la moins puissante ni la moins révérée.

La vue qu’on a du haut de la terrasse du Kremlin est magnifique : c’est surtout le soir qu’il faut l’admirer ; je viens de retourner seul au pied du clocher de Jean le Grand, la tour de Velikii, la plus élevée