Aller au contenu

Page:D’Alembert - Œuvres complètes, éd. Belin, V.djvu/101

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

vaincu que la plupart des pièces de Corneille n’auraient aujourd’hui qu’un médiocre succès ; qu’elles sont froides, boursouflées, peu théâtrales et mal écrites : mais je me garderai bien de le dire, et encore moins de l’imprimer, à moins que je ne veuille être banni à perpétuité du royaume, comme les prêtres de paroisse qui refusent les sacrements aux jansénistes. Le public est un animal à longues oreilles, qui se rassasie de chardons, qui s’en dégoûte peu à peu, mais qui brait quand on veut les lui ôter de force ; ses opinions moutonnières, et le respect qu’il veut qu’on leur porte, me paraissent dire aux auteurs : Il se peut faire que je ne sois qu’un sot, mais je ne veux pas qu’on me le dise.

Voyez un peu ce pauvre diable de Jean-Jacques ; le voilà bien avancé de s’être brouillé avec les dieux, les prêtres, les rois et les auteurs. On dit qu’il est actuellement dans les États du roi de Prusse, près de Neuchâtel. Je ne voudrais pas répondre qu’il y restât ; car le roi de Prusse, tout roi de Prusse qu’il est, n’est pas le maître à Neuchâtel comme à Berlin ; et les vénérables pasteurs de ce pays-là n’entendent point raillerie sur l’affaire de la religion ; c’est une vieille...... pour laquelle ils ont d’autant plus d’égards, qu’ils s’en soucient moins.

On dit que son livre cause de la rumeur parmi le peuple à Genève ; que ce peuple trouve la religion de Jean-Jacques meilleure que celle qu’on lui prêche, et qu’il le dit assez haut pour embarrasser ses dignes pasteurs. La grande utilité ou commodité que le ministre Vernet trouve à la révélation, est pourtant bien agréable. Il serait fâché d’être obligé de renoncer ainsi aux commodités de ce monde. On prétend que Rousseau fait actuellement trois partis dans la sérénissime république : les ministres pour l’auteur et contre le livre, le conseil pour le livre et contre l’auteur, et le peuple pour le livre et pour l’auteur. Vous y ajouterez, sans doute, un quatrième parti contre le livre et contre l’auteur ; et j’avoue que ce parti-là peut avoir ainsi ses raisons ; mais voilà encore ce qu’il ne faudrait pas dire trop haut, surtout à Paris, car Jean-Jacques y est un peu le roi des halles.

Vous nous reprochez de la tiédeur ; mais je crois vous l’avoir déjà dit, la crainte des fagots est très rafraîchissante. Vous voudriez que nous fissions imprimer le testament de Jean Meslier, et que nous en distribuassions quatre ou cinq mille exemplaires ; le fanatisme infâme, puisque infâme y a, n’y perdrait rien ou peu de chose, et nous serions traités de fous par ceux même que nous aurions convertis. Le genre humain n’est aujourd’hui plus éclairé que parce qu’on a eu la précaution ou le bonheur de ne l’éclairer que peu à peu. Si le soleil se montrait tout à