Aller au contenu

Page:D’Alembert - Œuvres complètes, éd. Belin, V.djvu/12

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

elle n’existera plus que dans le souvenir de quelques amis. Pour prolonger, autant qu’il est en moi, sa vie dans la mémoire des autres où elle ne devrait jamais finir, ne ferais-je pas bien de remettre à quelques mois ce faible tribut de mon cœur ?… Mais ce cœur qui a besoin de se répandre, souffrirait trop à différer ; et si dans quelques mois il ne doit plus parler qu’à moi, je suis bien sûr au moins qu’il me parlera toujours.

L’esprit de madame Geoffrin a été si bien saisi, apprécié, analysé par ses deux amis et les miens, que je n’ai garde de repasser sur cette peinture quelques traits informes qui ne feraient que l’affaiblir et l’altérer. Mais la peinture de son âme est inépuisable ; et c’est de son âme que je veux parler encore, parce que je voudrais qu’on en parlât sans cesse. D’ailleurs, mon cher ami, dans le peu que je vais vous dire, je parlerai beaucoup moins qu’elle, je ne ferai guères que la répéter ; et en faisant parler son âme, je peindrai encore son esprit, même sans le vouloir : car la sensibilité vive et profonde a un genre d’esprit qui n’appartient qu’à elle, et qui ne lui manque jamais.

On a dit à quel point la bonté de madame Geoffrin était agissante, inquiète, opiniâtre ; mais on n’a peut-être pas assez dit ce qui ajoute infiniment à son éloge, c’est qu’en avançant en âge, sa bonté augmentait de jour en jour. Pour le malheur de la société humaine, l’âge et l’expérience ne produisent que trop souvent l’effet contraire, même dans les personnes vertueuses, si la vertu n’est pas en elles d’une trempe forte et peu commune. Plus elles ont d’abord senti de bienveillance pour leurs semblables, plus, en éprouvant chaque jour leur ingratitude, elles se repentent de les avoir servis et s’affligent de les avoir aimés. Une étude des hommes plus réfléchie, plus éclairée par la raison et par la justice, avait appris à madame Geoffrin qu’ils sont encore plus faibles et plus vains que méchants ; qu’il faut compatir à leur faiblesse, et souffrir leur vanité, afin qu’ils souffrent la nôtre. Je sens avec plaisir, me disait-elle, qu’en vieillissant je deviens plus bonne ; car je n’ose pas dire meilleure, parce que ma bonté tient peut-être à la faiblesse, comme la méchanceté de bien d’autres. J’ai fait mon profit de ce que me disait souvent le bon abbé de Saint-Pierre, que la charité d’un homme de bien ne devait pas se borner à soulager ceux qui souffrent, qu’elle devait s’étendre aussi jusqu’à l’indulgence dont leurs fautes ont si souvent besoin ; et j’ai pris, comme lui, pour devise ces deux mots : donner et pardonner.

La passion de donner, qui fut le besoin de toute sa vie, était née avec elle, et la tourmenta, pour ainsi dire, dès ses pre-