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Page:D’Alembert - Œuvres complètes, éd. Belin, V.djvu/150

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Paris, 30 juin 1765.


Vous êtes bien bon, mon cher maître, de prendre tant de part à l’injustice que j’éprouve ; il est vrai qu’elle est sans exemple. Je sais que le ministre n’a point encore rendu de réponse définitive ; mais vouloir me faire attendre et me faire valoir ce qui m’est dû à tant de titres, c’est un outrage presque aussi grand que de me le refuser. Sans mon amour extrême pour ma liberté, j’aurais déjà pris mon parti de quitter la France, à qui je n’ai déjà fait que trop de sacrifices. J’approche de cinquante ans ; je comptais sur la pension de l’Académie comme la seule ressource de ma vieillesse. Si cette ressource m’est enlevée, il faut que je songe à m’en procurer d’autres, car il est affreux d’être vieux et pauvre. Si vous pouviez savoir les charges considérables et indispensables, quoique volontaires, qui absorbent la plus grande partie de mon très petit revenu, vous seriez étonné du peu que je dépense pour moi ; mais il viendra un temps, et ce temps n’est pas loin, où l’âge et les infirmités augmenteront mes besoins. Sans la pension du roi de Prusse, qui m’a toujours été très exactement payée, j’aurais été obligé de me retirer ou à la campagne ou en province, ou d’aller chercher ma subsistance hors de ma patrie. Je ne doute point que ce prince, quand il saura ma position, ne redouble ses instances pour me faire accepter la place qu’il me garde toujours, de président de son Académie ; mais le séjour de Postdam ne convient point à ma santé, le seul bien qui me reste ; et d’ailleurs un roi est toujours meilleur pour maîtresse que pour femme. Je vous avoue que ma situation m’embarrasse. Il est dur de se déplacer à cinquante ans, mais il ne l’est pas moins de rester chez soi pour y essuyer des nasardes. Ce qui vous étonnera davantage, c’est que le ministre, qui en agit si indignement à mon égard, a dit à M. le prince Louis qu’il n’avait rien à me reprocher, ni pour mes écrits ni pour ma conduite. Le prince Louis voulait aller au roi, qui sûrement ignore cette indignité ; mais il n’en a rien fait, dans la crainte de me nuire auprès du ministre, en voulant me servir. Ma seule consolation est de voir que l’Académie, le public, tous les gens de lettres, à l’exception de ceux qui sont l’opprobre de la littérature, ne sont pas moins indignés que vous du traitement que j’éprouve. J’espère que les étrangers joindront leurs cris à ceux de la France ; et je vous prie de ne laisser ignorer à aucun de ceux que vous verrez, le nouveau genre de persécution qu’on exerce contre les lettres.

Adieu, mon cher et illustre confrère ; je suis très sensible à