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Page:D’Alembert - Œuvres complètes, éd. Belin, V.djvu/237

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mon cher ami, la plus grande obligation de me procurer cette réponse que je désire. Vous voyez par vous-même combien la cause commune en a besoin. Le déchaînement contre la raison et les lettres est plus violent que jamais. Faudra-t-il donc que la philosophie dise à la personne dont elle se croyait aimée : Tu quoque, Brute ! Adieu, mon cher maître ; la plume me tombe des mains, de douleur du mal qu’on lui fait en moi, et d’indignation des trahisons qu’elle éprouve en vous. Interim tamen vale et nos ama.


Paris, 12 février 1774.


Il y a longtemps, mon cher et illustre maître, que je n’ai entendu parler de vous, et que, de mon côté, je ne vous ai donné signe de vie. Je veux pourtant vous dire un mot, mais un mot seulement, et ce mot est que je vous aime toujours. Je vous crois fort occupé ; tant mieux pour moi, et tans pis pour d’autres. On m’a dit que vous aviez été malade, mais on m’a depuis rassuré. Sophonisbe n’a pas vécu aussi longtemps que les chefs-d’œuvre de Régulus et d’Orphanis. Qu’on dise à présent que le parterre n’est pas connaisseur. À propos d’Orphanis, avez-vous lu le terrible extrait que La Harpe vient d’en faire dans le Mercure ? Ce jeune homme est bien digne par ses talents, son bon goût et son courage, de l’intérêt que vous prenez à lui ; mais il aura une rude carrière à parcourir, bien semée d’épines et de chausse-trapes par ses ennemis. Je suis vraiment affligé de le voir sans fortune. On dit que vous avez du crédit auprès du contrôleur-général, qui se ferait un plaisir de vous obliger, ne fût-ce que par vanité. Vous devriez l’engager à faire quelque chose pour ce jeune homme qui trouve tant de portes fermées, et qui ne parviendra que tard, à les briser et à les renverser par ses succès.

Que dites-vous de Sémiramis-Catau ? Il me semble que les Turcs commencent à se moquer d’elle. Quand on se laisse battre par ces marabous, il ne faut pas persifler la philosophie. Rira bien qui rira le dernier. Cette Sémiramis m’avait mandé que les prisonniers français faits à Cracovie étaient très bien traités. M. de Choisy, un de ces prisonniers, qui est ici, assure qu’ils ont été traités indignement. Vous devriez bien écrire à cette grande princesse que Sémiramis est bien mal obéie, et Catau bien mal instruite. Adieu, mon cher maître ; je vous aime plus que toutes les Catau. Dites-moi un mot de votre santé, et songez au pauvre La Harpe. Mes respects à madame Denis.