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Page:D’Alembert - Œuvres complètes, éd. Belin, V.djvu/27

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en rien espérer ; mais je dois quelque chose à ma nation, qui m’a toujours bien traité, qui me récompense autant qu’il est en elle par son estime, et que je ne pourrais abandonner sans une espèce d’ingratitude. Je suis d’ailleurs, comme vous le savez, chargé, conjointement avec M. Diderot, d’un grand ouvrage, pour lequel nous avons pris avec le public les engagements les plus solennels, et pour lequel ma présence est indispensable ; il est absolument nécessaire que cet ouvrage se fasse et s’imprime sous nos yeux, que nous nous voyions souvent, et que nous travaillions de concert. Vous connaissez trop, monsieur, les détails d’une si grande entreprise, pour que j’insiste davantage là-dessus. Enfin, et je vous prie d’être persuadé que je ne cherche point à me parer ici d’une fausse modestie, je doute que je fusse aussi propre à cette place que Sa Majesté veut bien le croire. Livré dès mon enfance à des études continuelles, je n’ai que dans la théorie la connaissance des hommes, qui est si nécessaire dans la pratique quand on a affaire à eux. La tranquillité, et si je l’ose dire, l’oisiveté du cabinet, m’ont rendu absolument incapable des détails auxquels le chef d’un corps doit se livrer. D’ailleurs, dans les différents objets dont l’Académie s’occupe, il en est qui me sont entièrement inconnus, comme la chimie, l’histoire naturelle et plusieurs autres, sur lesquels, par conséquent, je ne pourrais être aussi utile que je le désirerais. Enfin, une place aussi brillante que celle dont le roi veut m’honorer, oblige à une sorte de représentation tout-à-fait éloignée du train de vie que j’ai pris jusqu’ici, elle engage à un grand nombre de devoirs ; et les devoirs sont les entraves d’un homme libre : je ne parle point de ceux qu’on rend au roi, le mot de devoir n’est pas fait pour lui ; les plaisirs qu’on goûte dans sa société sont faits pour consoler des devoirs et du temps qu’on met à les remplir. Enfin, monsieur, je ne suis absolument propre, par mon caractère, qu’à l’étude, à la retraite et à la société la plus bornée et la plus libre. Je ne vous parle point des chagrins, grands ou petits, nécessairement attachés aux places où l’on a des hommes et surtout des gens de lettres dans sa dépendance. Sans doute le plaisir de faire des heureux et de récompenser le mérite, serait très sensible pour moi ; mais il est fort incertain que je fisse des heureux, et il est infaillible que je ferais des mécontents et des ingrats. Ainsi, sans perdre les ennemis que je puis avoir en France, où je ne suis cependant sur le chemin de personne, j’irais à trois cents lieues en chercher de nouveaux. J’en trouverais, dès mon arrivée, dans ceux qui auraient pu aspirer à cette place, dans leurs partisans et dans leurs créatures ; et toutes mes précautions n’empêcheraient pas que bien des gens se plaignissent et ne cher-