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à ces titres seuls je veux un ami, ou je préfère mener la vie du plus simple anachorète.

Je suis avec le plus profond respect, madame, votre très-humble et très-obéissant serviteur,

D’Alembert.
Bouquéron, ce 3 juillet 1743


AU Marquis DE P***.


Monsieur, votre parallèle de l’amour et de l’amitié est frappant : vous voudrez bien qu’à mon tour je fasse quelques réflexions que je désirerais être aussi justes que les vôtres…

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Monsieur, l’amour étant fondé sur le désir de sa propre joie, et l’amitié n’ayant pour objet que le plaisir de ce qu’on aime, l’on voit aux amans et aux amis dans les vicissitudes de la fortune des ménagemens bien opposés. L’amant qui veut forcer le cœur de sa maîtresse à expliquer ses sentimens ou à les peindre sur son visage, lui donne avis de tous ses malheurs, et par la part qu’il lui voit prendre dans ses disgrâces, il croit reconnaître aisément qu’elle en a pris dans son amour. Ainsi l’épanchement qu’il lui en fait, réfléchit toujours sur lui-même, et cela se peut bien moins appeler confidence que l’art de découvrir un secret ; il cache au contraire avec soin toute la prospérité de ses affaires, de peur qu’on ne donne à son bonheur ce qu’il veut devoir à son mérite ; et quand la personne qu’il aimerait ne serait pas intéressée, la crainte qu’il aurait de prendre le change dans les passions de son cœur, corromprait toute la douceur des avances, et fortifierait beaucoup plus ses soupçons que les faveurs les plus honnêtes et les plus désintéressées ne pourraient charmer son amour. La conduite d’un vrai ami doit être toute différente ; il doit avec empressement communiquer à son ami tous les sujets qu’il a de joie, et trouver beaucoup plus de plaisir dans le partage qu’il en fera, que dans la réserve qu’il en aurait faite s’il avait manqué de liaison. Lorsqu’au contraire il est maltraité des caprices de la fortune, il doit ménager un épanchement qui ferait beaucoup plus d’impression sur le cœur d’un fidèle ami, que le malheur le plus cruel n’en eût pu faire sur le sien.

Je suis avec le plus profond respect, monsieur, votre très-humble et très obéissant serviteur,

D’Alembert.