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Page:Darien - L’Épaulette, Fasquelle, 1905.djvu/190

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autres en votre félicité, de l’admiration qu’ils professent, plus ou moins sincèrement, pour le personnage social que vous figurez. Pouvoir, richesse, — mais quel pouvoir ! et quelle richesse ! — c’est-à-dire bonheur — mais quel bonheur ! — voilà le but, le fruit de l’ambition. Peuh !… Et puis, ce doit être si fatigant, l’ambition, surtout lorsqu’elle est voulue, non instinctive ! Ça doit vous user et vous ronger si impitoyablement ! Et la fortune ne vient-elle pas en dormant ? Pourquoi donc ne pas dormir, laissant au Destin le soin d’arranger les choses ? Du reste, ce n’est pas tout de faire le plongeon : faut savoir nager. Saurais-je nager ?…

Mais mes préoccupations disparaissent comme par enchantement devant l’accueil que me fait le notaire. J’ai rarement vu un homme plus aimable que ce tabellion. D’abord, avec force compliments, il m’apprend que le legs que m’a fait le regretté M. Freeman s’élève, toutes réalisations opérées, à plus de cent mille francs ; puis, il me propose de me faire immédiatement, sur cette somme, une avance de vingt mille francs ; ce que j’accepte avec plaisir ; ensuite, il me retient à déjeuner. Madame la tabellionne, qui frise la quarantaine, mais a tout l’attrait des fruits mûrs, se montre charmante pour moi ; le déjeuner est exquis ; les vins, de première marque. Aussi, lorsque je prends congé du notaire, vingt billets de mille francs dans mon portefeuille, et légèrement allumé, l’existence se présente à moi sous les plus riantes couleurs. Je me sens vivre. Du haut de mon importance, je réponds aux saluts des soldats, je toise dédaigneusement les pékins, je regarde les femmes dans le blanc des yeux. Je me sens décidément pétri d’une autre argile que le commun des mortels. Aujourd’hui, tout le monde est soldat ; mais tout le monde ne porte pas l’épaulette ; l’obligation du service militaire a rehaussé le prestige des officiers. Nous ne sommes plus simplement une classe à part ;