Aller au contenu

Page:Darien - L’Épaulette, Fasquelle, 1905.djvu/300

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

haïrait l’instrument de sa vengeance. Je ne tenais pas à m’attirer l’aversion de la femme dont je parle… C’est une créature supérieure, n’en doutez pas. Ce qu’elle fera, je l’ignore. Beaucoup ou rien du tout. Voyez ce que vous avez à faire ; réfléchissez. Elle pourrait probablement vous aider, dans l’armée ou ailleurs ; la vie n’est facile nulle part. Servez-vous de ce que je viens de vous dire, si vous voulez. L’adresse est là, sur cette lettre que vous voudrez bien mettre à la poste dès que j’aurai quitté cette vallée de larmes…

Le mourant a eu la force de ricaner ; et, quelques minutes après, il a repris :

— Si je n’ai pas parlé avant aujourd’hui, c’est que j’aurais voulu la revoir. J’aurais voulu. Mais je n’ai pas voulu, tout de même ; par mépris d’une condescendance envers moi. J’ai bien fait. Autant m’en aller avec le souvenir, un souvenir très doux. Elle ne m’aimait guère ; pas du tout ; mais je l’aimais. C’était la première fois que j’aimais. Avant, je n’avais aimé que mon ambition. Une viande creuse, l’ambition. Si. J’avais aimé mon pays. C’est vieux jeu. Il est vrai que j’aurais tout osé ; je l’aurais jeté à la bataille, si j’avais pu. Pouvoir ! Quelle dérision, la toute-puissance des circonstances ! On dirait la force, muette et terrible, de la cohue des cerveaux vides. Soyez moins bête que moi ; tâchez de vivre. Carpe diem. Je parle latin ; mauvais signe… Je… je…

Une syncope a interrompu le général. Il est mort peu après.

Pendant les quelques jours qui ont suivi, jusqu’aux funérailles, j’ai tenté de mettre devant mes yeux un tableau exact de ma position actuelle et de mon avenir probable ; j’ai essayé de me représenter les avantages et les désavantages d’une réconciliation avec Adèle. J’ai vu que j’étais seul, ou presque seul, car mon père est trop naturellement égoïste pour que je puisse beaucoup comp-