Aller au contenu

Page:Darien - L’Épaulette, Fasquelle, 1905.djvu/308

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

son ancien bureau du ministère où il a reparu, voici quelques semaines, avec les trois étoiles.

— C’est vrai ; voilà plusieurs mois déjà que ma conduite n’a donné prise aux blâmes du critique le plus sévère. Ma vie a été édifiante. Je le dis non sans orgueil, mais sans joie. Tu ne sais pas, toi, ce que c’est qu’une existence exemplaire ! Ne cherche jamais à le savoir ! C’est trop pénible. Si je t’énumérais tous les plaisirs auxquels il faut renoncer, toutes les habitudes qu’il faut perdre, toutes les relations auxquelles il faut dire adieu, tu ne me croirais pas. Ce qu’on appelle la dignité de la vie, c’est une souffrance de tous les instants ; c’est un supplice, c’est une torture, c’est un martyre ! Ah ! il m’était arrivé bien souvent de me moquer des caractères rigides, de blaguer les gens austères ; c’est une chose qui ne m’arrivera plus, je t’en fiche mon billet ! J’ai trop vu ce qu’ils ont à endurer, les pauvres diables !

— Mais, père, pourquoi t’es-tu soumis à un pareil régime ?

— Mon ami, c’est la baronne. C’est la baronne qui l’a voulu. Elle prétendait que c’était indispensable à mon avenir. Moi, n’est-ce pas ? je savais bien que ce n’était pas indispensable ; l’expérience de ma vie tout entière est là pour le prouver. Mais enfin, elle y tenait ; et ce que femme veut, le diable…

— Cette dame paraît avoir un grand empire sur toi.

— N’exagère pas, je t’en prie. Elle ne porte pas les culottes, non, mais… mais elle me met des bretelles. Et ce que ça me gêne ! Généralement on ne fait des sacrifices, pour se faire remarquer, que jusqu’à un certain point ; Alcibiade coupe la queue de son chien, mais pas la sienne. Moi, il a fallu que je coupe la mienne, et rasibus ! Tous mes amis, toutes mes connaissances mâles et femelles, il m’a fallu rompre avec tout, il m’a fallu les plaquer comme des médecines. Je reste seul avec mon…