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Page:Darien - L’Épaulette, Fasquelle, 1905.djvu/331

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dont elle a tenu parole, au dire du général de Porchemart, j’hésite à me rendre à l’invitation. Je m’y décide cependant, peut-être autant par curiosité que par crainte.

Adèle m’apprend, dès les premiers mots, qu’elle sait que je vais me marier. Il paraît que M. Pilastre, auquel sa fortune de grand industriel, plus encore que son grade dans la territoriale, assure de nombreuses amitiés au Cercle Militaire, s’y est vanté du prochain mariage de sa fille avec le fils du héros de Nourhas. La nouvelle a été colportée avec d’autant plus d’activité que la richesse de M. Pilastre lui crée bien des envieux, et que sa paternité réelle fait l’objet de plus d’un doute ; je n’ignore pas, probablement, que jusqu’à ces temps derniers M. Pilastre avait toujours été tenu pour célibataire et que personne n’a jamais connu sa femme. Ou bien, ne suis-je au courant d’aucune des légendes qui circulent à ce sujet ?

Adèle parle d’une voix moqueuse, pointue, méchante, qui m’inspire une grande défiance. Et puis, je me sens peu à mon aise sous son regard clair, froid, qui darde comme une flèche de volonté. Je devine en cette femme, dont la beauté est grande et les manières élégamment simples, une science complète de la vie, une énorme habileté à poser et à résoudre les problèmes de l’existence moderne. Ce qu’elle a fait et ce qu’elle fut, je l’ignore ou peu s’en faut. Mais je sens qu’elle est devenue un être de calcul et de force implacable ; et je dois courber mon orgueil devant sa supériorité. Du reste, elle semble me traiter un peu en quantité négligeable ; elle n’a pas fait paraître la moindre émotion en m’apercevant, me parle aussi posément que si elle m’avait vu hier encore, et a même repris tout de suite un tutoiement qui me gêne… Je réponds que je n’ai entendu parler de rien et que les cancans n’ont pour moi aucun attrait ; que, d’ailleurs, je n’ai nullement pris la résolution d’épouser qui que ce soit.