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Page:Darien - L’Épaulette, Fasquelle, 1905.djvu/42

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profondément, a remué en moi beaucoup de choses qui doivent être très embrouillées. Je songeais que ma mère, si elle vivait encore, aimerait Adèle plus qu’elle ne m’aimait ; je me suis demandé, aussi, si ma mère m’aimait réellement, et si j’avais jamais eu pour elle une affection profonde ; ou bien, plutôt, si je n’avais jamais pu parvenir à aimer ou à me faire aimer. J’ai pensé qu’Adèle, qui est si savante, pourrait m’expliquer beaucoup de choses que je ne comprends pas ; et je me suis décidé à lui exposer, ainsi que j’avais rêvé si longtemps de le faire à une sœur, tout ce que je ressens.

Elle m’écoute avec attention, un doigt sur les lèvres et la tête un peu penchée. Quand j’ai fini, elle me regarde longtemps, silencieuse, avec des yeux pleins de surprise.

— Je ne sais pas, dit-elle à la fin. Oh ! je t’assure que je ne sais pas. Je n’ai jamais pensé à tout ce que tu me dis. J’aime mon père, j’aime ma mère, j’aime mon frère, j’aime tout le monde. Je crois bien que tout le monde m’aime aussi. Personne ne me le dit jamais, mais c’est parce qu’on n’a pas le temps. Papa lit son journal et parle politique toute la journée ; maman travaille continuellement, et Albert ne vient de Paris que de temps en temps, et ne reste que quelques heures, juste le temps de prendre l’argent qu’on a mis de côté pour lui. Tu vois qu’ils sont tous très occupés. Mais je suis sûre qu’ils m’aiment beaucoup. Pourquoi ne m’aimeraient-ils pas ? Toi, tu m’aimes bien… Je ne comprends pas beaucoup ce que tu m’as dit. Je ne sais pas…

Ce sera toute l’histoire sentimentale de ma vie, cela. Aux questions que je ne poserai plus jamais, mais qu’elles comprendront, les femmes que je rencontrerai répondront toutes, par le silence : Je ne sais pas.

— Pour la musique, continue Adèle, je ne comprends pas qu’elle t’émeuve autant. Moi, ça ne me fait rien. Mais