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Page:Darien - L’Épaulette, Fasquelle, 1905.djvu/478

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chose d’énorme, de grand, et ne puisse pas l’exprimer, et ne puisse exposer, malgré tous ses efforts, que des déformations ridicules des réalités qu’il voudrait vivre ? Oui, c’est possible. Et la même impuissance, certainement, doit se manifester chez les peuples. Elle se manifeste, aujourd’hui, chez la nation française. La France d’à présent n’interprète pas la France ; la travestit, la trahit. Pourquoi ?…

Parce que, peut-être, avant l’action intellectuelle, idéale, une autre action qui, pour ainsi dire, lui servira d’assise, doit s’effectuer ; l’action matérielle, brutale. Je n’ai pu réussir parce que je ne suis pas sûr de moi, sûr de la vie ; parce que je ne me sens pas libre. La France non plus n’est pas sûre d’elle-même ; ne sent pas la sécurité de l’existence ; n’est pas libre. On n’est pas libre quand on achète sa liberté ; on est libre quand on la prend, sa liberté ; quand on l’empoigne. Nous, nous sommes libres — au bout de cette chaîne de papier qu’on appelle le traité de Francfort. — Et nous payons, pour ça. Est-ce que nous payons les intérêts des cinq milliards, et des autres milliards, oui ou non ? On nous vend des bouts d’indépendance, un mensonge de liberté ; nous sommes acheteurs. Qui paye ? Les pauvres.

J’aurais voulu écrire un livre sur les pauvres ; je n’ai pas pu. D’abord, pour écrire sur les pauvres, il faut les observer, les voir. C’est un hideux spectacle. C’est la servitude, non seulement volontaire, mais quémandée, mais achetée par les esclaves. J’aurais voulu montrer aux pauvres ce qu’ils dépensent d’efforts et d’intelligence, à croupir dans l’ignorance. J’aurais voulu leur faire voir ce qu’il leur faut de courage pour être lâches. Mais leur abjection est trop énorme, en vérité. Cette chair, étiquetée, à vendre, vendue, se méprise trop, me dégoûte trop. Dans tous les pays du monde les pauvres sont des troupeaux d’êtres vils, aimant leurs chaînes de papier, vénérant leurs