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Page:Darien - L’Épaulette, Fasquelle, 1905.djvu/9

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façon de manger, et il mange à sa façon, chez lui, et hors de chez lui ; qu’on l’invite ou non, ça lui est égal ; mais qu’on ne s’attende jamais à le voir se servir d’une assiette, d’un verre, ou d’une fourchette. C’est dans une écuelle de terre grossière qu’on doit lui apporter son repas : de la soupe aux légumes noyant un morceau de bœuf bouilli ; il mange la soupe d’abord avec une cuiller d’étain, la viande ensuite avec un couteau. L’écuelle vidée, il y verse une bouteille de vin, qu’il avale en deux ou trois coups. L’extrême simplicité du système déplaît fortement à ma mère ; pas à moi. Je m’arrange de façon à me faire retenir à déjeuner ou à dîner, chaque fois qu’on m’a mené voir le colonel ou qu’il est venu me chercher pour une promenade. J’ai mon écuelle, une vilaine écuelle de terre brune, si jolie, — défense d’en parler à la maison — et quand j’ai fini ma soupe, M. Gabarrot y verse un verre de vin, très suffisant pour mes sept ans. Je n’aurai droit à la bouteille que plus tard.

— Dans treize ou quatorze ans, dit le colonel, quand tu porteras ta première épaulette, sacré mâtin, et que je ne serai pas là pour te voir, sacré mâtin de sacré mâtin !

Malheureusement non, il ne sera pas là.

— Ce pauvre vieux Gabarrot baisse rapidement, disait mon père, l’autre soir.

Le fait est qu’il semble s’affaiblir de jour en jour ; le corps se tasse, se voûte ; les jambes raidies se refusent au coup de talon, sec, autoritaire. Le colonel avait une autre vigueur, l’année dernière, quand il m’a mené porter une couronne à la Colonne, le 5 mai ; il était droit comme un i dans sa longue redingote ; on le saluait à cause de la rosette à sa boutonnière, moitié rouge et moitié verte, Légion d’honneur et médaille de Sainte-Hélène ; et comme sa main serrait la mienne ! Comme sa voix tonnait, au défilé des Vieux de la Vieille dans leurs uniformes d’Austerlitz !