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Page:Daudet – Les Rois en exil – Éditons Lemerre.djvu/189

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LES ROIS EN EXIL

supplications de sa nièce, Sauvadon travaillait encore, passait sa vie à l’entrepôt, sur le quai, la plume à l’oreille, son toupet blanc tout ébouriffé, au milieu des charretiers, des mariniers débarquant et chargeant des barriques, ou bien sous les arbres gigantesques du parc ancien, mutilé, dépecé, dans lequel s’alignaient ses richesses sous les hangars, en futailles innombrables. « Je mourrais, si je m’arrêtais, » disait-il. Et il vivait en effet du fracas des barriques roulées et de la bonne odeur de vinaille montant de ces grands magasins, en caveaux humides, où il avait débuté quarante-cinq ans auparavant, comme garçon tonnelier.

C’est là qu’Élisée venait parfois trouver son ancien élève et savourer un de ces déjeuners qu’on ne sait faire qu’à Bercy, sous les arbres du parc ou la voûte d’un cellier, le vin frais tiré à la pièce, le poisson frétillant dans le vivier, et des recettes locales de matelotes comme au fond du Languedoc ou des Vosges. Maintenant il n’était plus question d’idées sur les choses, puisqu’on n’allait plus en soirée chez Colette ; mais le bonhomme aimait à entendre causer Méraut, à le voir manger et boire librement, car il avait toujours devant les yeux le taudis de la rue Monsieur-le-Prince et traitait Élisée comme un vrai naufragé de l’existence. Prévenances touchantes d’un homme qui a connu la faim, pour un autre qu’il sait pauvre. Méraut