Aller au contenu

Page:Daudet - Jack, II.djvu/107

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

brouettes, Jack, son panier d’escarbilles vidé, était resté appuyé au bastingage à regarder les passagers, ceux des cabines confortablement mis et équipés, et ceux du pont déjà assis sur leur mince bagage… Où allaient-ils ?… Quelle chimère les emportait ? Quelle réalité cruelle et froide les attendait à l’arrivée ?… Un couple surtout l’intéressait, une mère et son enfant qui lui rappelaient l’image d’Ida et du petit Jack alors qu’ils se tenaient ainsi par la main. La femme, jeune, tout en noir, enveloppée d’un sarapé mexicain à grandes raies, avec cette allure indépendante que les femmes de militaires ou de marins prennent des absences fréquentes de leur mari. L’enfant, habillé à l’anglaise, ressemblant à s’y méprendre au joli filleul de lord Peambock.

Quand ils passèrent près de Jack, tous deux eurent un mouvement d’écart, et la longue robe de soie fut vivement relevée pour ne pas frôler les manches du chauffeur noires de charbon. Ce fut un mouvement presque imperceptible, mais qu’il comprit ; et du coup il lui sembla que son passé, ce cher passé en deux personnes qu’il invoquait aux mauvais jours, venait de le renier, de s’éloigner de lui à jamais.

Un juron marseillais, accompagné d’un fort coup de poing entre les deux épaules, interrompit sa triste rêverie :

— Chien failli de chauffeur de Ponantais du diable, veux-tu bien descendre à ton poste !…