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Page:Daudet - Le Petit Chose, 1868.djvu/23

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les autres, sous le grand parapluie d’Annou, tandis que le bateau se rangeait au long des quais et que le débarquement commençait.

En vérité, si M. Eyssette n’était pas venu nous tirer de là, je crois que nous n’en serions jamais sortis. Il arriva vers nous, à tâtons, en criant : « Qui vive ! qui vive ! » À ce « qui vive ! » bien connu, nous répondîmes « amis ! » tous les quatre à la fois avec un bonheur, un soulagement inexprimable… M. Eyssette nous embrassa lestement, prit mon frère d’une main, moi de l’autre, dit aux femmes : « Suivez-moi ! » et en route… Ah ! c’était un homme !…

Nous avancions avec peine ; il faisait nuit, le pont glissait. À chaque pas, on se heurtait contre des caisses… Tout à coup, du bout du navire, une voix stridente, éplorée, arrive jusqu’à nous : « Robinson ! Robinson ! » disait la voix.

— Ah mon Dieu ! m’écriai-je ; et j’essayai de dégager ma main de celle de mon père ; lui, croyant que j’avais glissé, me serra plus fort.

La voix reprit, plus stridente encore, et plus éplorée : « Robinson ! mon pauvre Robinson ! » Je fis un nouvel effort pour dégager ma main. « Mon perroquet, criai-je, mon perroquet ! »

« Il parle donc maintenant ? » dit Jacques.

S’il parlait, je crois bien ; on l’entendait d’une lieue… Dans mon trouble, je l’avais oublié, là-bas, tout au bout du navire, près de l’ancre, et c’est de là qu’il m’appelait, en criant de toutes ses forces : « Robinson ! Robinson ! mon pauvre Robinson ! »