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Page:Daudet - Le Petit Chose, 1868.djvu/245

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tout le monde mais, au fond, je n’étais pas fou de Baghavat. En somme, ces poëmes indiens se ressemblaient tous. C’était toujours un lotus, un condor, un éléphant et un buffle ; quelquefois, pour changer, les lotus s’appelaient lotos ; mais, à part cette variante, toutes ces rapsodies se valaient : ni passion, ni vérité, ni fantaisie. Des rimes sur des rimes. Une mystification… Voilà ce qu’en moi-même je pensais du grand Baghavat ; et je l’aurais peut-être jugé avec moins de sévérité si on m’avait à mon tour demandé quelques vers ; mais on ne me demandait rien et cela me rendait impitoyable… Du reste, je n’étais pas le seul de mon avis sur la poésie hindoue. J’avais mon voisin de gauche qui n’y mordait pas non plus… Un singulier personnage, mon voisin de gauche : huileux, râpé, luisant, avec un grand front chauve et une longue barbe où couraient toujours quelques fils de vermicelle. C’était le plus vieux de la table et de beaucoup aussi le plus intelligent. Comme tous les grands esprits, il parlait peu, ne se prodiguait pas. Chacun le respectait. On disait de lui : « Il est très fort… c’est un penseur. » Moi, de voir la grimace ironique qui tordait sa bouche en écoutant les vers du grand Baghavat, j’avais conçu de mon voisin de gauche la plus haute opinion. Je pensais : « Voilà un homme de goût… Si je lui disais mon poëme. »

Un soir — comme on se levait de table — Je fis apporter un flacon d’eau-de-vie, et j’offris au penseur de prendre un petit verre avec moi. Il accepta, je connaissais son vice. Tout en buvant, j’amenai