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Page:Daudet - Le Petit Chose, 1868.djvu/310

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sortaient jamais. Le temps que leur laissait le théâtre, ils le passaient chez eux à apprendre leurs rôles, et c’était, je vous le jure, un terrible charivari. D’un bout de la maison à l’autre on entendait leurs rugissements dramatiques : « Ma fille, rendez-moi ma fille ! — Par ici, Gaspardo ! — Son nom, son nom, misèra-a-able ! » Par là-dessus, les cris déchirants du kakatoës, et la voix aiguë de Coucou-Blanc qui chantonnait sans cesse :

Tolocototignan !… Tolocototignan !…

Irma Borel était heureuse, elle. Cette vie lui plaisait ; cela l’amusait de jouer au ménage d’artistes pauvres. « Je ne regrette rien, » disait-elle souvent. Qu’aurait-elle regretté ? Le jour où la misère la fatiguerait, le jour où elle serait lasse de boire du vin au litre et de manger ces hideuses portions à sauce brune qu’on leur montait de la gargote, le jour où elle en aurait jusque-là de l’art dramatique de la banlieue, ce jour-là, elle savait bien qu’elle reprendrait son existence d’autrefois. Tout ce qu’elle avait perdu, elle n’aurait qu’à lever un doigt pour le retrouver.

C’est cette pensée d’arrière-garde qui lui donnait du courage et lui faisait dire : « Je ne regrette rien. » Elle ne regrettait rien, elle ; mais lui, lui ?…

Ils avaient débuté tous les deux dans Gaspardo le Pêcheur, un des plus beaux morceaux de ferblanterie mélodramatique. Elle y fut très acclamée, non certes pour son talent — mauvaise voix, gestes