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Page:Daudet - Le Petit Chose, 1868.djvu/315

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Ils se connaissaient bien trop pour cela. Il la savait menteuse, froide, sans entrailles. Elle le savait faible et mou jusqu’à la lâcheté. Elle se disait : « Un beau matin, son frère va venir et me l’enlever pour le rendre à sa porcelainière. » Lui se disait : « Un de ces jours, lassée de la vie qu’elle mène, elle s’envolera avec un monsieur de Huit-à-Dix, et moi, je resterai seul dans ma fange… » Cette crainte éternelle qu’ils avaient de se perdre faisait le plus clair de leur amour. Ils ne s’aimaient pas, et pourtant étaient jaloux.

Chose singulière, n’est-ce pas ? que là où il n’y a pas d’amour, il puisse y avoir de la jalousie. Eh bien, c’est ainsi. Quand elle parlait familièrement à quelqu’un du théâtre, il devenait pâle. Quand il recevait une lettre, elle se jetait dessus et la décachetait avec des mains tremblantes… Le plus souvent, c’était une lettre de Jacques. Elle la lisait jusqu’au bout en ricanant, puis la jetait sur un meuble : « Toujours la même chose », disait-elle avec dédain. Hélas ! oui ! toujours la même chose, c’est à dire le dévouement, la générosité, l’abnégation. C’est bien pour cela qu’elle détestait tant le frère…

Le brave Jacques ne s’en doutait pas, lui. Il ne se doutait de rien. On lui écrivait que tout allait bien, que la Comédie pastorale était aux trois quarts vendue, et qu’à l’échéance des billets on trouverait chez les libraires tout l’argent qu’il faudrait pour faire face. Confiant et bon comme toujours, il continuait d’envoyer les cent francs du