Aller au contenu

Page:Daudet - Le Petit Chose, 1868.djvu/342

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

cule dans la chambre, et les pauvres suicidés le boivent avec délices, heureux de vivre encore et promettant bien de ne plus recommencer. Moi pareillement, après cinq mois d’asphyxie morale, je humais à pleines narines l’air pur et fort de la vie honnête, j’en remplissais mes poumons, et je vous jure Dieu que je n’avais pas envie de recommencer… C’est ce que Jacques ne voulait pas croire, et tous les serments du monde ne l’auraient pas convaincu de ma sincérité… Pauvre garçon ! Je lui en avais tant fait.

Nous passâmes cette première soirée chez nous, assis au coin du feu comme en hiver, car la chambre était humide et la brume du jardin nous pénétrait jusqu’à la moelle des os. Puis, vous savez, quand on est triste, cela semble bon de voir un peu de flamme… Jacques travaillait, faisait des chiffres. En son absence, le marchand de fer avait voulu tenir ses livres lui-même et il en était résulté un si beau griffonnage, un tel gâchis du doit et avoir qu’il fallait maintenant un mois de grand travail pour remettre les choses en état. Comme vous pensez, je n’aurais pas mieux demandé que d’aider ma mère Jacques dans cette opération. Mais les papillons bleus n’entendent rien à l’arithmétique ; et, après une heure passée sur ces gros cahiers de commerce rayés de rouge et chargés d’hiéroglyphes bizarres, je fus obligé de jeter ma plume aux chiens.

Jacques, lui, se tirait à merveille de cette aride besogne. Il donnait, tête baissée, au plus épais des chiffres, et les grosses colonnes ne lui faisaient pas