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Page:Daudet - Le Petit Chose, 1868.djvu/86

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implacable de l’horrible fée aux lunettes, filant sa quenouille à côté d’eux.

Moi, je les regardais. Les récréations me semblaient trop courtes. J’aurais passé ma vie sous cette fenêtre bénie derrière laquelle travaillaient les yeux noirs. Eux aussi savaient que j’étais là. De temps en temps ils se levaient de dessus leur couture, et le regard aidant, nous nous parlions, — sans nous parler.

— Vous êtes bien malheureux, monsieur Eyssette ?

— Et vous aussi, pauvres yeux noirs ?

— Nous, nous n’avons ni père ni mère.

— Moi, mon père et ma mère sont loin.

— La fée aux lunettes est terrible, si vous saviez.

— Les enfants me font bien souffrir, allez.

— Courage, monsieur Eyssette.

— Courage, beaux yeux noirs.

On ne s’en disait jamais plus long. Je craignais toujours de voir apparaître M. Viot avec ses clef — frinc ! frinc ! frinc ! — et là-haut derrière la fenêtre, les yeux noirs avaient leur M. Viot aussi. Après un dialogue d’une minute, ils se baissaient bien vite et reprenaient leur couture sous le regard féroce des grandes lunettes à monture d’acier.

Chers yeux noirs ! nous ne nous parlions jamais qu’à de longues distances et par des regards furtifs, et cependant je les aimais de toute mon âme.

Il y avait encore l’abbé Germane que j’aimais bien…