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Page:De Bachaumont - Mémoires secrets Tome 1 - 1762-1765 - Ravenel - Ed. Brissot-Thivars - 1830.djvu/23

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MÉMOIRES SECRETS.

Mademoiselle Arnould[1] ne se borne pas à embellir la scène lyrique. Ses affections particulières nous offrent des exemples dignes du bon vieux temps. Elle avait profité avec empressement d’un voyage de M. de Lauraguais[2] à Genève[3] pour se soustraire à sa tyrannie[4]. En fuyant cet objet, soi-disant le premier de son cœur, elle avait passé dans les bras d’une malheureuse victime

  1. Mademoiselle Arnould, la première actrice de l’Opéra, la plus pathétique qui ait peut-être jamais paru (* Sophie Arnould, née à Paris le 14 février 1744 morte en 1803. — R.).
  2. Louis-Léon-Félicité, comte de Lauraguais, puis duc de Brancas, né à Paris le 3 juillet 1733, mort le 9 octobre 1824, âgé de plus de quatre-vingt-onze ans. — R.
  3. M. le comte de Lauraguais a fait, il y a quelques mois, un voyage à Genève, pour consulter M. de Voltaire sur une tragédie d’Électre ( 11 février 1762.) de sa façon. Il est de l’Académie des Sciences.
  4. Mademoiselle Arnould, excédée de la jalousie de M. de Lauraguais, avait profité de son absence pour rompre avec lui. Elle avait renvoyé à madame la comtesse de Lauraguais tous les bijoux dont lui avait fait présent son mari, même le carrosse, et deux enfans dedans, qu’elle avait eus de lui. Elle s’était tenue cachée pour se soustraire aux fureurs d’un amant irrité : elle s’était même mise sous la protection de M. le comte de Saint-Florentin, dont elle avait imploré la bienveillance. On ne peut peindre l’état de démence où cette rupture avait jeté M. le comte de Lauraguais. Tout Paris était inondé de ses élégies. Enfin, à la fougue d’une passion effrénée ayant succédé le calme de la raison, il s’était livré aux sentimens généreux, qui devaient nécessairement reprendre le dessus dans un cœur comme le sien. Il y avait eu une entrevue entre sa maîtresse et lui ; il avait poussé la grandeur d’âme au point de lui déclarer qu’en renonçant à elle, il n’oubliait point ce qu’il se devait à lui-même, et lui envoyait en conséquence un contrat de deux mille écus de rente viagère. Sur le refus de mademoiselle Arnould, madame la comtesse de Lauraguais était intervenue, et avait sollicité l’actrice sublime de ne point refuser un bienfait auquel elle voulait participer elle-même : elle lui avait fait ajouter qu’elle n’eut aucune inquiétude de ses enfans, qu’elle en aurait le même soin que des siens propres. Mademoiselle Arnould n’avait point cru devoir se refuser à cette dernière invitation, et M. Bertin ayant, de son côté, fait vis-à-vis de M. de Lauraguais les démarches qui convenaient dans les circonstances tous les procédés avaient été remplis, et il était entré en pleine propriété de sa nouvelle con-