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Page:De Coster - La Légende d’Ulenspiegel, 1869.djvu/345

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Quand les baudets virent le picotin, ils marmonnèrent les patenôtres de gueule en regardant le pont du bateau mélancoliquement & n’y oſant, de peur de gliſſer, bouger du sabot.

Sur ce, le batelier dit à Lamme & à Ulenſpiegel :

— Allons à la cuiſine.

— Cuiſine de guerre, dit Lamme inquiet.

— Cuiſine de guerre, mais tu peux y deſcendre sans crainte mon vainqueur.

— Je n’ai point de crainte & je te suis, dit Lamme.

Le garçonnet se mit au gouvernail.

En deſcendant, ils virent partout des sacs de grains, de fèves, de pois, de carottes & autres légumes.

Le batelier leur dit alors en ouvrant la porte d’une petite forge :

— Puiſque vous êtes des hommes au cœur vaillant qui connaiſſez le cri de l’alouette, l’oiſeau des libres, & le clairon guerrier du coq, & le braire de l’âne, le doux travailleur, je veux vous montrer ma cuiſine de guerre. Cette petite forge, vous la trouverez dans la plupart des bateaux de Meuſe. Nul ne la peut suſpecter, car elle sert à remettre en état les ferrures des navires ; mais ce que tous ne poſſèdent point, ce sont les beaux légumes contenus en ces placards.

Alors, écartant quelques pierres qui couvraient le fond de la cale, il leva quelques planches, en tira un beau faiſceau de canons d’arquebuſes, & le levant, comme il l’eût fait d’une plume, il le remit à sa place, puis il leur montra des fers de lances, des hallebardes, des lames d’épées, des sachets de balles & de poudre.

— Vive le Gueux ! dit-il ; ici sont les fèves & la sauce, les croſſes sont les gigots, les salades ce sont les fers de hallebardes, & ces canons d’arquebuſe sont des jarrets de bœuf pour la soupe de liberté. Vive le Gueux ! Où me faut-il porter cette nourriture ? demanda-t-il à Ulenſpiegel.

Ulenſpiegel répondit :

— À Nimègu, où tu entreras avec ton bateau plus chargé encore de vrais légumes, à toi apportés par des payſans, que tu prendras à Etſen, à Stephanſweert & à Ruvenarde. Et ceux-là auſſi chanteront comme l’alouette, oiſeau des libres, tu répondras par le clairon guerrier du coq. Tu iras chez le docteur Pontus, demeurant près du Nieuwe-Waal ; tu lui diras que tu viens en ville avec des légumes, mais que tu crains la séchereſſe. Pendant que les payſans iront au marché vendre les légumes trop