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Page:De Gaspé - Les anciens canadiens, 1863.djvu/398

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LES ANCIENS CANADIENS.

Après avoir fait justice de cette accusation d’espionnage à laquelle Washington n’a songé que bien des années après le meurtre, en écrivant ses mémoires, voyons ce qu’il dit, pour sa justification, dans ses dépêches à son gouvernement immédiatement après le guet-apens. Il est nécessaire de faire observer ici que les couronnes de France et d’Angleterre vivaient alors en paix, que la guerre ne fut déclarée par Louis XV qu’après cet événement ; que les seules hostilités commises, l’étaient par les Anglais qui avaient envahi les possessions françaises ; et que c’était contre cet acte que Jumonville venait protester.

Mais revenons à la justification de Washington dans ses dépêches. Il dit « qu’il regardait la frontière de la Nouvelle-Angleterre comme envahie par les Français, que la guerre lui semblait exister, etc. Que les Français à sa vue avaient couru aux armes ; qu’alors il avait ordonné le feu ; qu’un combat d’un quart d’heure s’était engagé, à la suite duquel les Français avaient eu dix hommes tués, un blessé et vingt-et-un prisonniers ; et les Anglais, un homme tué et trois blessés ; qu’il était faux que Jumonville ait lu la sommation, etc. Qu’il n’y avait point eu de guet-apens ; mais surprise et escarmouche, ce qui est de bonne guerre. »

Excellente guerre sans doute pour un fort détachement qui attaque à l’improviste une poignée d’hommes en pleine paix ! Ce n’était pas trop mal s’en tirer pour un simple major âgé de vingt ans ; certains généraux de l’armée américaine du Nord ne feraient pas mieux aujourd’hui, eux qui s’en piquent. Les deux phrases suivantes sont d’une admirable naïveté : « que la guerre lui semblait exister » «  que les Français à sa vue avaient couru aux armes. » Ces chiens de Français avaient sans doute oublié qu’il était plus chrétien de se laisser égorger comme des moutons.

Si l’on accepte la version de Washington, comment expliquer alors le cri d’indignation et d’horreur qui retentit dans toute la Nouvelle-France et jusqu’en Europe ? On n’a pourtant jamais reproché aux Français de se lamenter comme des femmes pour la perte de leurs meilleurs généraux, ou pour une défaite même signalée : pourquoi alors leur indignation, leur fureur à la nouvelle de la mort d’un jeune homme qui faisait, pour ainsi dire, ses premières armes, s’il avait péri dans un combat livré suivant les règles des nations civilisées. Ceci doit tout d’abord frapper le lecteur, qui n’aura pas même lu la version française que je vais citer.

Tous les prisonniers français, et Manceau, qui seul se déroba par la suite au massacre, les sauvages mêmes alliés des Anglais déclarèrent que Jumonville éleva un mouchoir au-dessus de sa tête, qu’il invita les Anglais, par un interprète, à s’arrêter, ayant quelque chose à leur lire ; que le feu cessa, que ce fut pendant qu’il faisait lire la sommation par un truchement qu’il fut tué par une balle qu’il reçut à la tête, que, sans les sauvages qui s’y opposèrent, toute la petite troupe aurait été massacrée.

M. Guizot, dans ses mémoires sur Washington, après avoir cité le poème « Jumonville, » des extraits de Hassan, de Lacretelle, de Montgaillard qui corroborent tous la version de M. de LaPlace, fait fi de toutes ces autorités