Aller au contenu

Page:De Gaspé - Mémoires. 1866.djvu/104

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
105
MÉMOIRES.

Je n’avais jamais manié le rasoir, et je pensai à part moi que si j’écorchais par malheur ma première pratique, elle me lancerait à la tête le plat à barbe et son contenu ; il me fallait donc trouver pour mon début un homme patient par état. Je fus servi à souhait : ma bonne étoile me fit rencontrer un vieux frère récollet armé d’une barbe de quinze jours de crue. Et comme il est toujours facile de faire la connaissance d’un moine, qui n’a rien à perdre, mais tout à gagner, une longue conversation pendant laquelle toute mon affection se portait sur la longue barbe du fils de Saint-François, s’engagea entre nous.

— Est-il de rigueur, lui dis-je, lorsqu’un récollet est vieux de se laisser croître la barbe comme un père capucin ?

— Non ! mon cher frère, fit-il, une attaque de rhumatisme dans la main droite m’a empêché depuis quelques jours de manier le rasoir, et je cherche maintenant un barbier charitable qui veuille bien me raser.

— Vous êtes chanceux, mon frère, lui dis-je ; c’est aujourd’hui mon jour de charité envers ceux qui sont affligés de longues barbes ; faites-moi le plaisir de venir chez moi.

Le moine accepta mon offre avec reconnaissance, et il fut bien vite installé dans un fauteuil, tenant à deux mains sous le cou le plat à barbe dans lequel roulait dans l’eau bouillante une immense boule de savon odoriférant. Je lui couvris le visage de brou de savon depuis la pomme d’Adam jusqu’aux sourcils, pour l’empêcher de remarquer mon émotion, et je me mis