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Page:De Gaspé - Mémoires. 1866.djvu/541

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de lieue de largeur ! Magnifique fleuve sans doute, mais dont le courant rapide, surtout pendant le reflux, offre une résistance formidable ; n’importe, les citoyens de la ville de Québec aiment la viande fraîche : les Anglais le roastbeef, les Canadiens la soupe, le bœuf-à-la-mode, et les bouchers impatients attendent leurs victimes sur les remparts, tout en aiguisant leurs longs couteaux.

Le troupeau mugissant est sur la grève de la Pointe-Lévis, vierge alors de quais : aussi insouciant que l’agneau de Pope, qui lèche la main de celui qui va l’égorger, il contemple philosophiquement cet amas de maisons au nord du fleuve, que l’on appelle une ville. Que se passe-t-il dans le cerveau d’un bœuf ? Je l’ignore. Les sages parmi eux pensent peut-être que les hommes sont bien fous de s’enfermer vivants dans un amas de pierre et de mortier, tandis que les champs, les prés, la verdure, les forêts, offrent tant de charmes !

― Embarque ! embarque ! crie le batelier tenant un aviron en main. Et chacun de ceux qu’il doit traverser s’arme, qui d’une gaule, qui d’une hart, qui d’un bâton, en guise de rame ou d’aviron, pour l’aider à accoupler les bœufs à l’entour du canot, suivant leur âge et leur degré de force apparente, et à les lier par les cornes aux flancs du dit canot alors à sec sur le rivage. Cette tâche assez rude accomplie, c’est l’affaire des quadrupèdes de faire le reste de la manœuvre. Le plus difficile n’est pas de les obliger à grands renforts de coups et de jurons formidables à traîner le canot jusqu’à l’eau, mais bien de les contraindre à laisser la terre ferme et à se livrer à la merci d’un autre élément. Une fois à l’eau,