Aller au contenu

Page:De Gaspé - Mémoires. 1866.djvu/6

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
7
MÉMOIRES.

tout traîner dans son ménage. Aux reproches qu’on lui faisait, elle répondait constamment : « J’ai oublié de le mettre dans le coin ; mettez-le dans le coin. » Le pauvre coin n’en pouvait plus, encombré qu’il était de ce qu’elle y avait accumulé depuis vingt ans.

Si un de ses marmots se cassait le nez et poussait des cris pitoyables en le tenant à deux mains, Fanchette prenait l’enfant dans ses bras et lui disait pour le consoler : Ne pleure pas, mon amour, j’ai oublié de mettre cette satanée bûche, qui t’a fait tomber, dans le coin.

Sa fille aînée, sortant un jour de sa chambre, en toilette de bal et les cheveux poudrés à blanc, s’accroche les pieds sur un baquet, tombe la tête dans un seau rempli d’eau sale, qu’elle renverse sur elle, et se retire passée à l’empois depuis la tête jusqu’aux pieds en pleurant comme une madeleine. Sa mère laisse sur le foyer une poële pleine de graisse bouillante, court à sa fille et lui dit : Ce n’est rien, ma chère miche : j’ai oublié de mettre ce chien de baquet et ce diable de seau dans le coin.

Le grand-père, affligé d’une vue basse, accourt au bruit, tombe assis au beau milieu de la friture, crie comme un sauvage douillet que ses ennemis font rôtir ; et pendant que sa fille l’écorche comme une anguille en voulant décoller la partie de la culotte qui adhère à la peau du lâche martyr, Fanchette ne cesse de répéter pour le consoler : C’est ma faute, bon papa, j’ai oublié de mettre ma poële dans le coin… de la cheminée ; je n’y manquerai pas une autre fois.