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Page:Delacroix - Journal, t. 1, éd. Flat et Piot, 2e éd.djvu/120

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JOURNAL D’EUGÈNE DELACROIX.

M. Lelièvre, leur ami[1]. J’ai reconduit Édouard jusqu’à sa porte. Beaucoup de bonne causerie et d’amitié.

— J’ai vendu ces jours-ci à M. Coutan[2], l’amateur de Scheffer, mon tableau exécrable de Ivanhoë… Le pauvre homme ! et il dit qu’il m’en prendra quelques-uns encore ; je serais d’autant plus tenté de croire qu’il n’est pas émerveillé de celui-ci.

— Il y a quelques jours, j’ai été le soir chez Géricault[3]. Quelle triste soirée ! il est mourant ; sa maigreur est affreuse ; ses cuisses sont grosses comme mes bras ; sa tête est celle d’un vieillard mourant. Je fais des vœux bien sincères pour qu’il vive, mais je n’espère plus. Quel affreux changement ! Je me sou-

  1. Lelièvre, peintre de portraits, demeuré inconnu. Il faisait partie avec Charlet, Chenavard, Comairas, d’un petit cercle intime, aux réunions duquel Delacroix se rendit fréquemment par la suite. Aux beaux jours, on se donnait volontiers rendez-vous chez lui, dans sa petite maison de l’île Séguin, à Sèvres, afin de peindre en pleine nature. (V. Chesneau, Peintres et sculpteurs romantiques, p. 81.)
  2. M. Coutan, l’amateur, dont parle ici Delacroix, a légué au Louvre un grand nombre de tableaux et de dessins de sa collection.
  3. Géricault allait succomber aux suites d’un accident de cheval. Il est facile de comprendre la tristesse qui envahissait Delacroix en présence de cette carrière brisée à trente-deux ans, si l’on songe que Géricault était, par la hardiesse de son génie et la fougue de son tempérament, le peintre de l’époque qui le mieux se rapprochait de Delacroix, si l’on songe encore que Delacroix avait fréquenté assidûment son atelier, suivi les progrès du fameux Naufrage de la Méduse, si l’on réfléchit enfin que Géricault avait été un des rares artistes sympathiques aux débuts de Delacroix ! Il n’est donc pas surprenant qu’à ces différents titres l’admiration du jeune peintre se manifeste sans réserves pour le talent de Géricault. Plus tard, avec la culture grandissante et le développement du sens critique, Delacroix apportera des restrictions à ses premiers enthousiasmes ; les dernières années du Journal, notamment l’année 1854, apparaissent singulièrement révélatrices sur la transformation de son jugement à l’égard de Géricault.