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Page:Delacroix - Journal, t. 1, éd. Flat et Piot, 2e éd.djvu/135

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JOURNAL D’EUGÈNE DELACROIX.

Quoiqu’il ne fût pas précisément mon ami, ce malheur me perce le cœur ; il m’a fait fuir mon travail et effacer tout ce que j’avais fait.

J’ai dîné avec Soulier et Fielding chez Tautin[1]. Pauvre Géricault, je penserai bien souvent à toi ! Je me figure que ton âme viendra quelquefois voltiger autour de mon travail… Adieu, pauvre jeune homme !

— D’après ce que m’a dit Soulier, il paraît que Gros a parlé de moi à Dufresne d’une manière tout avantageuse.

Mardi matin 2 février. — Je me lève à sept heures environ, chose que je devrais faire plus souvent. Les ignorants et le vulgaire sont bien heureux. Tout est pour eux carrément arrangé dans la nature. Ils comprennent tout ce qui est, par la raison que cela est.

Et, au fait, ne sont-ils pas plus raisonnables que tous les rêveurs, qui vont si loin qu’ils doutent de leur pensée même ?… Leur ami meurt-il ? Comme il leur semble qu’ils comprennent la mort, ils ne joignent pas à la douleur de le pleurer cette anxiété cruelle de ne pouvoir se figurer un événement aussi naturel… Il vivait, il ne vit plus ; il me parlait, son esprit entendait le mien ; rien de tout cela n’est

  1. Ce devait être quelque guinguette de la banlieue où les jeunes artistes aimaient à aller festoyer. Plus tard, en 1850, écrivant à Soulier, Delacroix rappelle ces parties de jeunesse : « Où sont les dîners chez la mère Tautin, à travers les neiges, en compagnie des voleurs et des commis aux barrières ! » (Corresp., t. II, p. 45.)