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Page:Delacroix - Journal, t. 1, éd. Flat et Piot, 2e éd.djvu/280

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JOURNAL D’EUGÈNE DELACROIX.

çais. Ils en mettent partout dans leurs ouvrages, ou plutôt ils veulent qu’on sente partout l’auteur, et que l’auteur soit homme d’esprit et entendu à tout ; de là ces personnages de roman ou de comédie qui ne parlent pas suivant leurs caractères, ces raisonnements sans fin étalant de la supériorité, de l’érudition, etc. ; dans les arts de même. Le peintre pense moins à exprimer son sujet qu’à faire briller son habileté, son adresse ; de là, la belle exécution, la touche savante, le morceau supérieurement rendu… Eh ! malheureux ! pendant que j’admire ton adresse, mon cœur se glace et mon imagination reploie ses ailes[1].

Les vrais grands maîtres ne procèdent pas ainsi.

  1. Ces sensations et ces sentiments d’un véritable artiste en présence de la nature, ce dédain pour les peintres qui, préoccupés surtout d’une exécution habile et savante, ne peuvent s’émouvoir et restent toujours froids, se retrouvent exactement dans un fragment inédit d’une très curieuse lettre écrite en 1853 par un paysagiste de grand mérite, ami de Delacroix, Constant Dutilleux :
    « Paysagistes !… Qu’a de commun votre occupation avec l’émotion que j’éprouve ? Admire qui veut votre ligne, votre coup de brosse, votre habileté, si c’est ma tête et mon esprit que vous voulez occuper, je vous l’accorde : Bravo ! cela est parfaitement fait. Je ne chercherai même point d’où cela vient ; je ne constaterai pas même la paternité. Je regarde bien de la mosaïque, pourquoi ne jetterais-je point les yeux sur ce que vous faites ? « … Toute belle facture a son mérite, qu’elle s’applique à un meuble ou à une pierre précieuse ; quant à mon cœur, à mon âme, à ce qui fait l’essence et le fond de mon être, rien, rien pour vous. Je conserve ce précieux trésor pour la nature d’abord, et ensuite pour ceux qui, comme moi, l’auront contemplée avec la vraie béatitude et qui, tout bonnement et naïvement, auront répété quelques phrases, quelques mots qu’ils auront pu lire et épeler dans ce grand livre qu’on ne peut ouvrir qu’avec son cœur… »

    On voit qu’une même flamme animait alors les artistes de cette période si brillante de l’École française.