Aller au contenu

Page:Delacroix - Journal, t. 2, éd. Flat et Piot, 2e éd.djvu/309

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
293
JOURNAL D’EUGÈNE DELACROIX.

Je trouvais charmant d’être détesté de tout le monde et d’être en guerre avec le genre humain. On parlait d’excès de travail ; je disais qu’il n’y avait pas d’excès dans ce genre, ou du moins qu’il ne pouvait nuire, pourvu qu’on fît l’exercice que le corps réclame, et surtout qu’on ne menât pas de front le travail avec le plaisir. On dit à ce propos que Cuvier était mort pour avoir trop travaillé : je n’en crois rien. Il avait l’air si fort ! a dit quelqu’un. Point du tout ! il était très maigre et se couvrait d’habits comme le marquis de Mascarille et le vicomte de Jodelet dans les Précieuses. Il voulait être dans une transpiration continuelle. Ce système n’est pas mauvais ; je commence à tourner à cette habitude de me couvrir extrêmement ; je la crois très salutaire pour moi. Cuvier avait la réputation d’aimer les petites filles et de s’en procurer à tout prix ; cela explique la paralysie et tous les inconvénients auxquels il a succombé, plus que les excès de travail.

J’ai vu Norma. J’ai cru que je m’y ennuierais, et le contraire est arrivé ; cette musique, que je croyais savoir par cœur et dont j’étais fatigué, m’a paru délicieuse. La pièce est courte, autre mérite. Mme Parodi m’a fait plus de plaisir que dans Lucrezia ; c’est peut-être parce que depuis mon journal m’a appris qu’elle était élève de Mme Pasta, dont elle rappelle beaucoup de traits. Le public croit regretter la Grisi et lui refuse sa faveur. Souvent mon applaudissement solitaire s’élevait au milieu de la froideur universelle.