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Page:Delarue Mardrus - L’Ex-voto, 1927.djvu/117

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— Quittez-moi tranquille !… répondit-elle en bloc.

Elle arracha son bras de la poigne paternelle, toisa le grand marin qui revenait sur elle, et prononça, les yeux fulgurants :

— J’te conseille pas de m’chercher des mots, tu sais !…

Il alla vers la table pour y donner un grand coup de poing.

— Faut-y qu’tu sois piante !… dit-il, les dents serrées, en avançant le cou. J’vas t’le dire, où qu’t’étais, moi ! Tout le port vient de m’l’apprendre, t’entends ?… On t’a vue ! T’étais au Ratier, à cueillir la moule avec des filles de noce ! Dis l’contraire, si t’oses !

Debout à quelques pas de lui, toute droite, elle tourna la tête, un peu, pour le regarder du haut de son immense mépris. Au milieu de la stupéfaction générale, elle proféra lentement, savourant ses propres paroles, avec un ricanement qui plissait ses yeux clairs :

— Et pour qui que j’irais pas comme les autres, au Ratier, puisqu’on meurt de faim chez nous ?…

— À son tour elle s’avança vers la table, du même geste que son père, et posa dessus, comme si elle y donnait également un coup de poing, les deux billets bleus chiffonnés au creux de sa main.

— V’là douze francs que j’ai gagnés, dit-elle. Avec ça j’pourrons payer des remèdes à Maurice.

Une exclamation étouffée courut. Le pêcheur était devenu blême. La dure leçon de sa fille portait en plein cœur, comme un coup de couteau. Que pouvait-il répondre ?

— Il avait courbé le dos, n’osant plus regarder autour de lui. Et, gênés pour lui, les autres non plus n’osaient pas le regarder.

Le silence qui suivit fut si pénible que, bientôt, la femme Bucaille se leva, retournant vers l’enfant malade. L’autre écolier, en chantonnant, ouvrit un de ses livres de classe. Quant à Delphin, presque aussi pâle que son patron :