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Page:Delarue Mardrus - L’Ex-voto, 1927.djvu/203

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Alors une révélation foudroyante, comme si elle ne l’eût jamais su jusqu’ici, lui apprit que, celui-là, c’était le fils du grand Le Herpe, l’image même, la reproduction fidèle de l’homme qui, jadis, l’avait souffletée, et qu’elle avait pour cela voué haineusement à la mort, tragique petite fille de quatorze ans perdue dans la nuit.

Blême comme devant une apparition, avec un pas de recul, elle le regardait. Son obscur secret d’enfant, à jamais enfoui dans les ténèbres et dans le silence, prenait tout à coup un sens terrifiant. En cette seconde, là, sur le quai du Havre, elle comprenait tout.

On appelle cela « le coup de foudre ». Elle l’avait à peine entrevu jadis, le grand marin doré ; juste le temps de recevoir de lui, mortelle offense, deux soufflets. Mais n’était-ce pas le seul être au monde qui l’eût jamais domptée, et n’en était-il pas mort, perdu par sa malédiction passionnée ?

Elle crut parler à son fantôme. Elle prononça tout bas comme en rêve :

— C’est toi ?… C’est toi ?…

L’inflexion connue du petit Delphin la fit tressaillir, réveillée en sursaut.

— Oui, c’est moi ! J’ai changé… Mais toi, Ludivine, mais toi !…

Une consternation réciproque les immobilisait l’un en face de l’autre, coudoyés par les passants. Et le petit Maurice sautillait en vain, essayant d’embrasser son grand frère d’adoption.

Ludivine, les prunelles agrandies, continuait à le dévorer du regard.

« Non ! ce n’est plus lui !… C’est son père ! Et je sais, maintenant, je sais !… Je… ! »

— Delphin !… cria-t-elle avec une espèce de sanglot.

Elle avait préparé ses yeux, comme un filet, pour l’envelopper, le reprendre à jamais. Et c’était elle qui, toute petite, éperdue, pantelait devant lui. Celui qu’elle aimait, qu’elle n’avait jamais