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Page:Delarue Mardrus - L’Ex-voto, 1927.djvu/27

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riche de cynisme, et que sa misère et son vagabondage avaient jusqu’ici laissée insouciante et joyeuse ?

Tout en avançant, lèvres mordues, sur la grève nocturne, elle revoyait, avec une exactitude énervante, la belle figure de Le Herpe au-dessus d’une vareuse bien propre. Elle retrouvait la petite odeur sèche, sans soupçon d’alcool, petite odeur de tabac qui venait sans doute de sa grande moustache d’or. Une admiration furieuse lui tordait le cœur. Quelque chose, en elle, avait été, ce soir, écrasé d’un seul coup.

Domptée ?

Ténébreux sentiments, incompréhensible angoisse ! Elle ne tentait aucune analyse. Elle subissait sans comprendre, mais avec une rage si passionnée que, dans l’obscurité, les larmes, nouveauté tragique, lui jaillissaient des yeux, rapides, saccadées et chaudes comme du sang.


✽ ✽

Quand elle rebroussa chemin pour rentrer enfin chez elle, c’est que la nuit tout à fait venue lui fit subitement peur, dans le désert où elle se trouvait, entre l’estuaire et la falaise. La marée qui commençait à remonter faisait entendre au loin ce clapotis inquiétant par quoi l’on reconnaît que l’eau retirée va se remettre à vivre comme une bête, et ramper en s’allongeant rapidement vers la terre. Une lueur était restée du côté des vagues lointaines. Il ne fait jamais tout à fait nuit sur la mer. Et le phare géant du Havre, qui s’allume au moment où le soleil disparaît, lançait ses éclairs réguliers toutes les cinq secondes, comme un immense et lumineux coup d’œil à travers les lieues.

Tout au bout de l’eau, la grande ville rivale scintillait, mille petits astres remuants, tandis que les bouées lumineuses, qui tracent aux bateaux leur dangereux chemin dans ce passage où les bancs de vase changent sans cesse, formaient, de place en